Brésil : La guérilla démocratique

Après les manifestations du 13 mars, où 3 millions de personnes réclamaient la destitution de Dilma Rousseff, c’est la gauche qui a pris la rue, le 18 mars, pour défendre la démocratie.

Marie Naudascher  • 23 mars 2016 abonné·es
Brésil : La guérilla démocratique
© Photo : NELSON ALMEIDA/AFP

C’était suffisant pour mobiliser les déçus de la gauche et rassembler plus de 100 000 personnes sur la « Paulista », la principale avenue de São Paulo, autour de Luiz Inácio Lula da Silva. À peine la Présidente Dilma Rousseff l’avait nommé ministre qu’un juge invalidait sa nomination, au motif que celle-ci permettrait à Lula d’éviter, à court terme, la prison pour corruption.

C’est tout le paradoxe de cette gauche qui ne se reconnaît plus dans le Parti des travailleurs (PT). « Elle a fait un gouvernement de droite, alors que j’ai voté pour une candidate de gauche », se désole Gabriel Perreira, doctorant en histoire. S’il est venu manifester en tee-shirt gris, c’est que son scepticisme lui a fait laisser ses drapeaux rouges au placard. « Elle a nommé Kátia Abreu, la chef de file de l’agro-business au ministère de l’Agriculture ! Le pire cauchemar des militants de la réforme agraire et des indigènes », précise-t-il, citant l’exemple qu’il a le plus de mal à digérer. Au sein de la foule, des étudiants, des retraités et des enfants du « lulisme » qui prennent la parole pour défendre le bilan des années 2000. « Mes grands-parents étaient esclaves, et moi je vais à l’université », clame Janaina Silva, militante des mouvements contre le mal-logement, avec sa coupe afro, du haut d’un des camions du PT.

Chasse aux corrompus

L’opération Lava-Jato (« Kärcher ») met au jour depuis deux ans les mécanismes de surfacturation des contrats d’entreprises du bâtiment orchestrés par la compagnie pétrolière Petrobras, laquelle reversait de 1 à 3 % par contrat à la coalition au pouvoir. Le juge Sergio Moro officie depuis Curitiba, dans l’État du Paraná, au sud du pays. Adulé par la droite, qui brandit son image de héros de la lutte anti-corruption dans les manifestations, dénoncé par les autres, qui craignent ses manquements à la loi, il est devenu la figure centrale de ce procès. Spectaculaire et très médiatisée, l’enquête progresse à partir de dénonciations, en échange de réductions de peine. Des géants du BTP ont été condamnés à des peines de prison, tout comme des hauts cadres des partis de la base gouvernementale, à commencer par le Parti des travailleurs. C’est inédit au Brésil. Certains sont accusés d’enrichissement personnel, mais c’est surtout le financement illicite des campagnes électorales que cherche à démontrer Sergio Moro. Sans preuve, il laisse entendre que Dilma Rousseff aurait reçu des fonds suspects pour sa réélection en octobre 2014. Une accusation qui précipiterait sa chute.

La vague rouge a défilé sur tout le pays ce vendredi 18 mars pour défendre « la démocratie ». Une mobilisation inespérée, même si elle représente moins de la moitié des manifestants qui appelaient, dimanche 13 mars, à la destitution de la Présidente et à l’emprisonnement de Lula.

Qui sont ces Brésiliens qui défilent en jaune et vert, les couleurs du drapeau brésilien, en criant « dehors le PT » ? Certains, qui scandent « notre drapeau ne sera jamais rouge » et « Dilma, retourne à Cuba ! », affichent carrément leur nostalgie de la dictature militaire qui a dirigé le pays, avec le soutien des États-Unis, de 1964 à 1985.

Mais la majorité des insatisfaits reproche au gouvernement la violence de la crise. En 2015, le Brésil a plongé dans une des pires récessions de son histoire, avec un recul de 3,8 % de son produit intérieur brut. Il ne fera pas mieux cette année. « J’ai perdu mon emploi comme soudeur dans la métallurgie, et aujourd’hui je n’ai retrouvé que des salaires amputés de moitié », raconte Eduardo Souza, au volant d’une Nissan dont il peine à rembourser le crédit. Pour lui, comme pour une majorité des Brésiliens, c’est la corruption du gouvernement qui explique cette dépression économique.

C’est sur ce sentiment que surfe le juge fédéral Sergio Moro. Depuis 2014, c’est lui qui dirige l’enquête baptisée « Lava‑Jato » (« Kärcher »), laquelle a dévoilé de gigantesques détournements au sein de Petrobras, le géant pétrolier national (voir encadré). Endossant progressivement l’habit de sauveur de la patrie, le magistrat multiplie depuis deux semaines les entorses à l’éthique et à la loi. Le 4 mars, il fait débarquer à l’aube des policiers armés chez Lula pour perquisitionner son domicile et l’emmener de force à un interrogatoire. Avertis, les journalistes et les caméras de télévision ne perdent pas une miette de la scène qui, même sans preuve, condamne l’ex-Président aux yeux de la population.

Quelques jours plus tard, le même Sergio Moro dévoile une conversation téléphonique, obtenue de façon douteuse, entre Dilma Rousseff et Lula. L’échange suggère que l’entrée de l’ex-Président au gouvernement ne serait motivée que par la volonté de le protéger de la prison. L’enregistrement fait son effet : la droite crie au scandale, des milliers de personnes sortent dans la rue, et la nomination de Lula est suspendue par une série de référés. Dans le monde de la justice pourtant, le malaise s’installe. « Le statut de star est monté à la tête du juge Moro », se désole le juriste Dalmo Dallari, un des meilleurs constitutionnalistes du pays.

L’attitude du magistrat est d’autant plus choquante qu’il a réservé ses attaques aux seuls proches du gouvernement. Cité comme destinataire de fonds illégaux au moins à cinq reprises dans l’instruction de Lava-Jato, le sénateur Aécio Neves, candidat malheureux de la droite en 2014 contre Dilma Rousseff, n’a jamais été inquiété par la justice. Il bénéficie de la même mansuétude de la part de la presse, qui fait majoritairement campagne pour la destitution de la Présidente.

Pour Dilma Rousseff, le risque de devoir quitter le pouvoir se précise. Le Congrès a accéléré la mise en place d’une commission parlementaire chargée d’examiner ses éventuels crimes et de voter le cas échéant sa destitution. Sa composition, pourtant, est une caricature. La moitié des 65 députés y siégeant font l’objet d’une investigation auprès de la Cour suprême pour crime ou corruption. L’un d’entre eux, Paulo Maluf, condamné par la France pour blanchiment d’argent, est recherché par Interpol. Quant à l’organisateur du processus de destitution, le président du Parlement, Eduardo Cunha, on a découvert 5 millions sur ses comptes secrets en Suisse. Des soupçons planent aussi sur le vice-président, Michel Temer, qui devrait, en cas de départ précipité, reprendre le poste de Dilma Rousseff en s’alliant aux partis conservateurs. Autant dire que si l’avenir politique du Brésil est incertain, le probable retour de la droite aux manettes est loin de signifier la fin de la corruption.

Monde
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