« Kaili Blues » : Le temps dilué

Kaili Blues, le premier film du Chinois Bi Gan, impressionne tant par sa maîtrise que par son audace esthétique.

Christophe Kantcheff  • 23 mars 2016 abonné·es
« Kaili Blues » : Le temps dilué
© **Kaili Blues**, Bi Gan, 1 h 53 Photo : wangtianxing

Kaili Blues se présente comme un songe, dans lequel le spectateur se déferait toujours plus de ses repères. Au cours d’un plan bref, la caméra se rapproche du crâne du personnage principal, Chen (Chen Yongzhong), comme si elle pénétrait son esprit alors qu’il est en train de dormir. Le cinéaste joue aussi avec la figure récurrente de l’horloge, dans cette histoire où le temps se désarticule. Mais qui craindrait un film sans rapport au monde réel aurait tort. Kaili Blues est le premier long-métrage de fiction du cinéaste chinois Bi Gan, dont il a placé l’action dans sa province natale, Guizhou. Kaili est la ville, humide et cotonneuse, où Chen exerce comme médecin, en compagnie d’une vieille doctoresse.

Chen s’occupe de son neveu, Weiwei, délaissé par son père, en même temps que des souvenirs pèsent sur lui. L’humeur de Chen est à la profonde mélancolie, en harmonie avec le « kaili blues ». En réalité, le passé le hante. Jadis, par besoin d’argent car sa femme était malade, il s’est mis au service des triades, s’est retrouvé en prison, n’a pu être présent à la mort de sa mère ni à celle de sa femme.

C’est à cet invisible passé, bien ancré en Chen, et aussi à une certaine projection du futur, que le personnage va être physiquement confronté. Mais le plus « normalement » du monde. C’est là que le parti pris formel de Bi Gan en impose, d’autant que le jeune cinéaste n’avait tourné jusqu’ici qu’un seul court-métrage. Le cinéaste a réussi à briser l’ordre du temps grâce aux seuls moyens du cinéma, sans plus d’effets spéciaux. Notamment au gré d’un plan séquence d’une quarantaine de minutes, alors que Chen est parti dans une région montagneuse et reculée à la recherche de Weiwei, où les scènes hors du présent ne se distinguent que par quelques signes ténus. La fluidité de la mise en scène, plus qu’un acte de virtuosité, est au service de la dilution des époques, comme si l’on voyageait tout autant dans l’espace que dans la vie intérieure du personnage.

Kaili Blues ne cesse de jouer sur la traversée des frontières non géographiques. Entre le réel et l’imaginaire, le passé et le présent. Aussi entre le vers et la prose, l’élégie et la chanson pour enfant. Peu de fantastique ici, sinon l’évocation d’un « homme sauvage », couvert de poils bruns et aux yeux étincelants, qu’on ne verra cependant jamais. Mais une faculté à décupler les pouvoirs du cinéma, à susciter des climats et une fascination.

Cinéma
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