Nuit debout : Allons aux commissions

L’assemblée populaire de Nuit debout attire toujours l’attention des curieux et des médias. Pourtant, le travail en cours se fait essentiellement en petits groupes très actifs.

Vanina Delmas  • 11 mai 2016 abonné·es
Nuit debout : Allons aux commissions
© Rodrigo Avellaneda/AFP

Des cercles de parole plus ou moins étoffés ont pris leurs quartiers aux quatre coins de la place de la République. Les commissions thématiques ou structurelles abondent : on en dénombre pas moins de quatre-vingt-dix. Zoom sur trois d’entre elles, qui veulent faire avancer le mouvement en misant sur la réappropriation des questions environnementales, du sens des mots et de la lutte sociale.

L’écologie à la portée de tous

Commission climat, puis climat–écologie, puis Écologie debout… Peu importe le nom, la commission Écologie est indéboulonnable. Autour du cercle de discussions qui se réunit chaque jour à partir de 16 heures, des panneaux informatifs attirent les regards. Puis l’oreille se tend vers le débat en cours, et les curieux franchissent le pas. S’ils s’assoient et prennent la parole, c’est gagné. Écologie debout est sans doute l’une des plus reconnues pour son assiduité et son efficacité.

Le manifeste « Debout pour une démocratie écologique ! » est une preuve irréfutable que Nuit debout est en état de marche. « La modernité, ce n’est pas la croissance infinie, même repeinte en vert, c’est une transition écologique sérieuse, rompant avec le capitalisme du désastre et de la démesure. […] Notre écologie est une écologie d’en bas, par nos choix, par des propositions citoyennes locales et collectives », annonce le texte de six pages. Une philosophie positive qui a rapidement séduit.

« À la première réunion, nous étions déjà vingt personnes ; à la deuxième, cinquante. Les gens sont venus spontanément avec pleins d’idées, confirme Maxime, étudiant en BTS aménagements paysagers, à l’initiative de la commission. Ce manifeste est l’objet d’un long travail, car on débattait sur chaque point, chaque mot, chaque virgule. » Un peu comme à la COP 21, finalement, « mais en plus rapide et avec une ambiance bon enfant ».

Dédié à Rémi Fraisse, le manifeste aborde tous les sujets environnementaux dans l’air du temps : le nucléaire, les énergies fossiles, l’agriculture bio, les grands projets inutiles et imposés… « L’écologie transforme le monde, lance Adrien. Certains nous disent que ces idées sont dures à comprendre. Je pense, au contraire, que ce sont les choses les plus évidentes à assimiler aujourd’hui. » Et le secret du succès pourrait bien être la capacité à allier théorie et pratique. Car l’écologie, c’est surtout du concret. Depuis un mois, les débats thématiques et les ateliers se multiplient : fabrication de poubelles de tri, ramassage de déchets sur les bords du canal Saint-Martin, découverte d’une grainothèque, confection de produits ménagers écologiques, et même une tentative de potager urbain.

Avec désormais une nouvelle phase d’engagement : « Cette commission est en train de se renforcer et d’aller vers la -convergence », souligne Patrick avec enthousiasme. En effet, les rencontres avec certaines commissions, notamment Anti-spécisme ou Économie sociale et solidaire, fleurissent, enrichies par la venue d’associations environnementales. Prochain objectif : préparer la marche mondiale contre Monsanto, prévue le 21 mai.

Vocabulaire : pas de mots tabous

Représentant ou référent d’une commission ? Organisateur ou membre actif ? Est-ce qu’on fait de la politique ou pas ? La parole est libre à Nuit debout, mais il faut bien choisir ses mots pour ne pas voir les bras de l’assemblée générale croisés en l’air, signe d’opposition radicale. Participer à Nuit debout, c’est aussi accepter l’idée que le langage courant est truffé de contresens et d’expressions toutes faites. Lucie en a pris conscience rapidement et a lancé la première commission Vocabulaire et réappropriation du langage. « Certes, il y avait l’inquiétude d’être dans l’anecdotique, je craignais que ça passe pour de l’inaction, mais c’est important de se battre contre les mots menteurs », confie cette étudiante en philosophie. Elle cite Jean-Pierre Siméon, partisan de la langue poétique, et la novlangue utilisée dans 1984, le roman de George Orwell, pour étayer son objectif à long terme : réapprendre à décrire le monde qui nous entoure pour se le réapproprier.

Deux à trois fois par semaine, des ateliers s’installent près de la statue de la République pour se concentrer collectivement sur des mots-concepts omniprésents à Nuit debout : démocratie, progrès, république, bien commun, politique… Naturellement, le premier groupe de réflexion s’est penché sur le terme « travail », permettant d’établir une distinction entre travail et emploi, ce qui est loin d’être une évidence pour le commun des mortels. La réticence de certains à utiliser les mots propriété ou économie, relevant pour eux du capitalisme pur, permet de détricoter les préjugés étymologiques et invite à un débat de fond. « Avoir un vocabulaire commun est important, notamment si un manifeste de Nuit debout est rédigé, affirme Geoffroy, l’un des participants réguliers. Il faut travailler à ce que la langue de bois politique et le langage médiatique ne soient pas une fatalité. » Si le mouvement parvient à rédiger un texte commun et à le mettre en ligne, ces amoureux des mots espèrent pouvoir attribuer une définition « Nuit-deboutiste » à chaque mot, pour que tout le monde renvoie à la même signification et que soient ainsi évitées les mauvaises interprétations.

Sur la page Facebook de la commission, un message invite les participants à « décortiquer le langage médiatique et [à] réfléchir à un vocabulaire commun pouvant en prendre le contre-pied ». Car les médias et les politiques ont souvent recours aux facilités et aux raccourcis, insufflant ainsi des idées préconçues dans les mentalités. « Combien de fois avons-nous entendu “les jeunes de Nuit debout” dans les reportages ?, interroge Lucie. Quand Anne Hidalgo parle de “privatisation de la place” ou lorsque les médias et politiques accusent les manifestants de “déni de démocratie”_, on assiste clairement à un mécanisme de renversement de la langue. »_ Mais la lucidité de la philosophe en herbe sur les mots utilisés au sein du mouvement Nuit debout reste entière. « Nous avons nos propres dérives, reconnaît-elle. Nommer une commission “Sérénité” permet en quelque sorte de cacher le fait que cette sérénité passe aussi par une forme de violence. »

Action : agir pour se rendre visibles

« La semaine du 10 au 18 mai, c’est le moment idéal pour faire monter la sauce et apporter notre soutien aux travailleurs », lance l’un des participants à la commission Grève générale. Et il n’a pas tort. Le tableau blanc trônant sur le stand Lutte debout se remplit à grande vitesse : soutien aux mal-logés de Saint-Ouen le 8 mai, distribution de tracts devant les bureaux de poste le 9, manifestation des cheminots le 10… Avec un agenda aussi rempli, être nombreux à agir devient primordial, d’autant plus que, parfois, plusieurs actions se déroulent le même jour. D’où la nécessité de regrouper trois commissions aux mêmes objectifs sous la bannière Lutte debout : la commission Action, Grève générale et celle de la Convergence des luttes. « On s’est rendu compte que nous avions tous la même vision des choses, donc travailler ensemble semblait logique, explique Mathilde, référente de la commission Action. Et puis la sémantique joue beaucoup. Quand on entend Lutte debout, on est tout de suite partant ! »

Mais chaque commission conserve son entité, car les modes d’action ne sont pas exactement identiques. Convergence des luttes propose une fois par semaine des débats ou des tables rondes pour réfléchir à la direction du mouvement, tandis que le groupe Action, présent depuis le 31 mars, est davantage adepte des happenings médiatiques, comme lorsqu’il a recréé une plage artificielle et scandé « FN-Panama, même combat » devant une école accueillant Florian Philippot. Dernier acte de résistance : le blocage de la rue devant l’Assemblée nationale le 3 mai, premier jour de débat des parlementaires sur la loi El Khomri.

Quant à la commission Grève générale, son intime espoir est le début d’une grève reconductible, notamment chez les cheminots. Pierre a concrétisé son « élan révolutionnaire » dès la première semaine de Nuit debout. Arrivé de Montpellier pour passer le concours de la Femis, il participe d’abord à la commission Action avant d’envisager de créer lui-même Grève générale. « J’ai réalisé qu’il n’y avait pas assez de réflexions sur la grève générale, glisse-t-il. On se bat quotidiennement contre le projet de loi travail, mais il faut propager ce qui se passe ici jusque dans les entreprises, car le véritable contre-pouvoir, ce sont les travailleurs. » Produire du lien avec les travailleurs et les syndiqués, voilà le principal objectif, et la soirée du jeudi 28 avril a particulièrement marqué les esprits. La présence de plusieurs secrétaires nationaux de syndicats, dont Philippe Martinez pour la CGT, a contribué à inscrire définitivement cette commission parmi les plus visibles et réactives de Nuit debout.

« Notre ligne politique est assumée, commente Margaux, qui mène la réunion du jour. Nous sommes clairement anticapitalistes et nous sommes persuadés que bloquer l’économie du pays est le seul moyen de se faire entendre. » Garder le rythme, l’envie et surtout le cap : la grève générale.

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