La rue est à nous : Vive la France occupée !

Printemps arabe, Occupy Wall Street, ZAD… L’occupation prolongée de l’espace public comme mode de contestation politique a le vent en poupe. Pourquoi un tel succès ?

Pauline Graulle  • 20 juillet 2016 abonné·es
La rue est à nous : Vive la France occupée !
© Photo : Serge TENANI/ CITIZENSIDE/AFP

Un soir d’avril, des habitants de la cité Paul-Éluard, à Saint-Denis (93), ont décidé d’occuper leur pied d’immeuble. Pas pour refaire le monde, non. Pour ne plus laisser le champ libre aux dealers installés avec barbecue et sono sur le trottoir, qui faisaient vivre un enfer au quartier, a raconté Sylvia Zappi, journaliste au Monde, dans un article consacré à ce mouvement spontané. Après plusieurs nuits blanches (et électriques), victoire : les squatteurs ont remballé leur fatras et se sont installés… un peu plus loin.

Occuper l’espace pour ne pas en abandonner un centimètre carré à son adversaire. À la cité Paul-Éluard, place Tahrir en Égypte, place Zuccotti à New York, Puerta del Sol à Madrid, sur les ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Sivens ou Bure et, évidemment, à Nuit debout… Partout, mais à des échelles diverses, le combat qui se livre est le même : une bataille de légitimité entre différents acteurs pour la conquête d’un territoire. Que ce territoire soit physique – une « zone à défendre » contre l’installation d’un intrus (dealers, aéroport, incinérateur de déchets, site d’enfouissement de déchets nucléaires…) – ou symbolique : prendre possession d’un espace attenant au pouvoir (Wall Street ou la place Syntagma face au Parlement grec) pour en réclamer le partage.

Sans doute les révolutionnaires des -Printemps arabes, les Indignés espagnols et les anticapitalistes américains d’Occupy Wall Street n’ont-ils rien inventé. On pense aux sit-in géants pendant la guerre du Vietnam, à l’occupation des puits de charbon par les mineurs dans l’Angleterre des années -Thatcher, aux campements dans les usines sous le Front populaire et dans les universités en Mai 68… Sans parler, bien sûr, du Larzac, où des regroupements fonciers agricoles avaient racheté des terres pour empêcher leur réquisition par l’armée. Reste que cette stratégie du « prendre racine » connaît depuis quelques années, en France et ailleurs, un regain d’intérêt.

Internet, nouvel espace public ?

Dégainer son smartphone pour lancer Facebook ou Periscope n’a plus rien d’étrange. Prolongement des discussions aux terrasses des cafés où l’on refait le monde, Internet ouvre les frontières de la communication et des mobilisations. Lors des attentats de Paris et de Nice, le #PortesOuvertes a déferlé sur Twitter, permettant aux personnes égarées dans les rues de se réfugier au plus vite.

En 2011, le mouvement de la place Tahrir en Égypte a éclos à partir de la page Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd », du nom d’un jeune ­Égyptien battu à mort par la police l’année précédente. Ces puissants relais ont permis de répandre rapidement cet élan révolutionnaire dans d’autres pays arabes.

Selon Dominique Cardon, sociologue spécialiste des transformations contemporaines de l’espace public, celui-ci est devenu une « hybridation » entre un lieu d’information et un espace de conversations grâce à Internet. D’ailleurs, Nuit debout espère secrètement relancer son mouvement à la moindre occasion, grâce à l’élaboration d’un réseau parallèle sur la Toile permettant de rester connecté aux militants à travers le monde.

Le mouvement social est l’endroit et le moment où le lien entre virtuel et réalité se fait. Que ce soit lors des printemps arabes ou pour Nuit debout, les citoyens ont ressenti le besoin de descendre dans la rue. Internet n’a été que le catalyseur des mobilisations qui ont permis de se réapproprier l’espace public. Sans doute une des raisons des censures régulières des réseaux sociaux, comme en Turquie après les attentats d’Istanbul en juin dernier.

Pourquoi l’occupation s’est-elle imposée comme une arme ? D’abord parce qu’au XXIe siècle la violence ne fait plus partie du registre d’action communément accepté, explique Albert Ogien, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales [^1] : « L’occupation du territoire est avant tout une stratégie politique de la non-violence. Ces personnes regroupées dans un espace public estiment que leur seule force est leur nombre. » Ensuite parce qu’il faut bien s’adapter à un ennemi souvent impalpable et indéfini : la finance, le néo-libéralisme, la démocratie représentative et ses travers… Alors que la manifestation se réfère « au flux, signifiant le refus de l’inertie et de la désespérance [^2] », mais aussi « à cette idée d’aller sur le territoire de l’autre »,comme lesouligne l’historienne Danielle -Tartakowsky, ces rassemblements compacts et statiques renvoient davantage au désir de bloquer le système. « C’est par les flux que ce monde se maintient, bloquons tout ! », clamait ainsi une affiche du mouvement contre le CPE en 2006 [^3]. « Avec les occupations, on est plus tourné vers la défense de ce qui est à soi que vers la conquête de nouveaux droits par exemple », avance Danielle Tartakowsky.

« La spécificité de ces mouvements très internationalisés, ce n’est pas tant le -rapport à l’espace qu’à la durée », juge Érik Neveu, sociologue des mouvements sociaux. En 2006, en installant leurs tentes Quechua le long du canal Saint-Martin, les Enfants de Don Quichotte avaient déjà compris que, pour rendre visible leur cause (le sort des SDF) et attirer les médias, la présence physique et le temps long constituent un atout parce qu’ils se prêtent au story-telling médiatique (reportages, portraits de participants…). « Cette temporalité correspond aussi aux dispositions sociales des participants, qui ont tendance à valoriser le déroulement d’une réflexion, la parole, et ont la possibilité d’instaurer des règles d’auto-organisation », pointe le sociologue.

C’est qu’aujourd’hui on ne se contente pas de sauvegarder un territoire : on le fait vivre. Manière de dire que le vrai propriétaire d’un lieu est celui qui en fait usage et non celui qui le détient, ce que les squatteurs de Jeudi noir avaient d’ailleurs bien identifié en s’installant dans des appartements vides pour dénoncer l’impossibilité de se loger à Paris. « Dans ces agrégats d’individus, il y a une volonté de faire du “nous” ou, plus rarement, de “l’ici et maintenant” », observe Danielle Tartakowsky.

Un petit tour dans les ZAD suffit pour s’en convaincre. On y invente de nouvelles manières de cultiver, de consommer, de -recycler ses déchets ou de s’aimer. Quand les Indignés de Madrid ont inventé une forme silencieuse d’applaudissements, Nuit debout a donné naissance à ses propres médias dans l’idée de produire une information de meilleure qualité. À la République, sur les terres humides de Sivens ou sur le « couarail » de Bure, poussent ces micro-sociétés « in progress ». Ces « communes », au sens de « réunion de groupes humains par des idées convergentes », selon l’éditeur Éric Hazan [^4]. « Le mouvement ne s’est pas contenté de défendre un “territoire” dans l’état dans lequel il se trouvait, mais l’a habité dans l’optique de ce qu’il pouvait devenir… Il l’a fait exister, l’a construit, lui a donné une consistance », expliquaient ainsi des opposants au TGV Lyon-Turin [^5].

C’est là une nouveauté dans l’éventail des mobilisations sociales et politiques actuelles. « Des théoriciens de la révolution, comme certains membres du Comité invisible, avancent l’idée qu’il vaut mieux désormais se retirer sur des petits territoires autonomes où le « faire » est, en soi, révolutionnaire que d’essayer de renverser le pouvoir,explique Albert Ogien. Ce n’est qu’ensuite que ces alternatives essaimeront ». L’imaginaire doit bien s’ancrer quelque part.

[^1] Auteur avec Sandra Laugier duPrincipe démocratie, La Découverte, 2014.

[^2] Danielle Tartakowsky, in Places de Paris. XIXe-XXe siècles, Géraldine Texier-Rideau et Michaël Darin (dir.), Action artistique de la Ville de Paris, 2003.

[^3] Relevé dans À nos amis, Comité invisible, La Fabrique, 2014.

[^4] Voir entretien dans Politis n° 1329.

[^5] Ibid.

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