Geneviève Azam : « Reprenons le pouvoir sur nos vies ! »

Loin d’être en échec face à la crise planétaire, les mouvements sociaux préparent l’avènement d’un système alternatif au capitalisme menacé d’effondrement, défend l’économiste Geneviève Azam.

Patrick Piro  • 28 septembre 2016 abonné·es
Geneviève Azam : « Reprenons le pouvoir sur nos vies ! »
© Photo : Lucas Mascarello

Économiste, essayiste, conférencière, Geneviève Azam participe au conseil scientifique d’Attac, dont elle est reconnue comme une des figures de référence, actrice influente du mouvement altermondialiste, porteuse d’analyses fines sur la crise planétaire. Son dernier ouvrage apporte une dimension supplémentaire, dénonçant le sentiment de toute-puissance valorisé par le système, qui alimente le dérèglement du monde. Cultiver la fragilité serait non pas une faiblesse mais un dépassement ouvrant à la possibilité d’un « autre monde [^1] ».

Le système dominant a la vie dure. Pourquoi les altermondialistes ne parviennent-ils pas à « gagner » ?

Geneviève Azam : Le capitalisme est parvenu à modeler la société, les consciences et les représentations collectives. Il a constitué des verrous très solides sur lesquels nous butons, et cette emprise a parfois été sous-estimée. Aujourd’hui encore, même très mal en point, ce système a conservé une capacité d’adaptation et d’engloutissement des résistances. Il a absorbé dans son espace la société entière, les personnes et même la nature : ses derniers terrains d’expansion sont l’économie verte, la marchandisation de la nature, l’économie du changement climatique et de la biodiversité.

Mais ce qui a fait le succès du système capitaliste constitue aujourd’hui sa fragilité : il est désormais dépourvu d’extérieur, il n’a plus d’espace où puiser les ressources pour son renouvellement. Lors du Forum social mondial de -Montréal, cet été, j’ai été frappée par l’importance des débats sur les conflits liés à l’extractivisme, reflétant la course aux hydrocarbures extrêmes, aux minerais situés dans des territoires indigènes protégés.

Aussi, il ne faut pas rejeter l’hypothèse d’un effondrement de ce système. Le processus est entamé, on peut le lire à travers la forte tension et les violences qui traversent la société et la politique. Et le système a tendance, en réaction, à accélérer : multiplication des grands projets, généralisation du libre-échange, guerre pour les ressources.

Dès lors, s’agit-il de « gagner » ? Et quoi ? Le capitalisme a tenu parce qu’il formulait des promesses – la croissance, le progrès social, etc. Ce n’est plus le cas. Tout au mieux fait-il encore miroiter l’espoir d’une vie plus longue et d’une santé parfaite. Il n’y a plus grand-chose à gagner dans ce système, qui remet même en cause les gains antérieurs. Les dominants (les multi-nationales et les classes dirigeantes) ne distillent plus que des menaces : sur le climat, la démocratie, les avancées sociales, la nature, etc. Poser l’enjeu en termes de gains laisse croire qu’il y aurait encore quelque chose à espérer de ce système. Nous ne sommes pas dans une bataille classique, avec un front et un jour « J » de la victoire à entrevoir : nous vivons un processus d’effondrement dont l’issue est incertaine. L’avenir est tellement obscurci que le pire n’est pas à exclure.

Le mouvement altermondialiste a peut-être fait les bonnes analyses, mais il a perdu l’influence qu’il avait acquise au début des années 2000. Que s’est-il passé ?

L’altermondialisme a bien sûr été heurté par les attentats du 11 Septembre à New York, mais le choc a retenti dans toute la société. Certains parlent depuis d’essoufflement, d’un élan qui aurait fait pschitt : une telle analyse passe à côté de la signification de ce mouvement. Il a notamment contribué à rendre visibles de nouveaux acteurs, souvent dépréciés ou considérés comme secondaires auparavant, voire réactionnaires. Je pense en premier lieu aux mouvements paysans, souvent en pointe aujourd’hui. Je pense aux mouvements de femmes, qui se sont emparés de l’espace altermondialiste, aux peuples indigènes, marginalisés lors des luttes des années 1970 et 1980. Je pense à l’émergence de ces mouvements apparus dans le sillage de l’altermondialisme et de l’aspiration à la démocratie réelle – les Occupy, les Indignés, les zones à défendre (ZAD), Nuit debout, etc. –, à l’interface entre l’écologique et le social, et qui renouvellent les aspirations et les méthodes de lutte.

Ces processus valorisent les convergences par la base, la diversité des expériences, sans programme élaboré par des « avant-gardes éclairées ». Ce ne sont pas des alignements par le bas ou de simples additions de luttes : le potentiel de ces convergences dépasse la somme des spécificités de chaque composante dès lors que chaque lutte se nourrit de la vision collective pour approfondir la sienne propre.

Les mouvements n’ont-ils pas péché par -faiblesse stratégique ?

En apparence peut-être, mais où est la force ? L’un des apports indéniables de l’altermondialisme est d’avoir contribué à déconstruire, à partir d’alternatives concrètes, la croyance imposée par les dominants qu’il n’y a pas -d’alternative au système actuel. C’est une avancée fondamentale. Auparavant, l’« alternative » était présentée comme une notion globale et abstraite. Aujourd’hui, elle s’ancre dans des initiatives qui n’ont rien d’anecdotique. Certaines ont une portée systémique.

En science physique, « l’effet papillon » illustre la capacité d’événements en apparence insignifiants à déclencher des évolutions d’une importance sans commune mesure : le battement d’ailes d’un papillon, par enchaînement de conséquences au sein d’un système instable, pourrait entraîner un cyclone à l’autre bout de la planète. De tels phénomènes s’observent dans la société : des expériences en apparence minimes s’avèrent fondatrices. Ainsi du démontage du McDo de Millau en 1999 : les protagonistes étaient loin d’en imaginer les conséquences ! Ce fut pourtant le point de départ d’un mouvement de contestation de la malbouffe, des accords de libre-échange, etc. Dans notre imaginaire, cet épisode reste très important.

Le soulèvement contre le gaz de schiste, spontané et localisé dans les territoires, a lui aussi débouché sur le questionnement d’enjeux gigantesques : quels choix énergétiques ? Crise énergétique ou surconsommation énergétique ? Extraire ou laisser dans le sol ? Des implications qui dépassent de beaucoup les intentions initiales des opposants. En l’absence d’une telle mobilisation, la France serait déjà une terre de forages pour le gaz de schiste.

Les militants n’ont-ils pas tendance à exacerber leur rôle dans le déclenchement -d’évolutions ?

Je pense au contraire que, fascinés par la force des « gagnants », nous avons souvent du mal à reconnaître notre contribution à la déstabilisation du système. Et je suis convaincue que nombre de nos alternatives et de nos résistances sont susceptibles d’enclencher des mouvements de cette ampleur. Nous n’en maîtrisons pas les surgissements, ce qui doit nous inciter à nous départir de cette idée qu’il faut simplement viser la « gagne » un beau jour.

L’élargissement des oppositions locales à des aspirations plus globales est un souffle puissant. L’évolution des slogans le reflète : à Notre-Dame-des-Landes, on refuse l’aéroport « et son monde » ! Les résistances se nouent autour de causes concrètes, mais expriment aussi la conscience qu’« on ne peut pas en rester là ». Les mobilisations contre « la loi travail et son monde » sont allées au-delà des milieux syndicaux et salariés. Pour la première fois depuis longtemps, avec Nuit debout, on a eu l’ébauche d’un tel dépassement. Et le passage en force de la loi n’est pas notre défaite. C’est celle de ceux qui n’ont plus que l’esclavage salarié comme horizon d’expansion.

Le dérèglement climatique semble une métaphore ramassée de presque toutes les crises en cours. Un an après l’accord de Paris, aucune bonne surprise du côté des signataires. Et du côté de la société civile ?

L’évolution du mouvement pour la justice climatique est emblématique de mes propos. Jusqu’au sommet de Copenhague, en 2009, notre stratégie était d’obtenir l’accord climatique international le plus conforme à notre vision. L’échec retentissant de ce sommet a été un choc pour les mouvements en lutte pour la justice climatique. Ce que nous avons compris depuis, c’est que la question du dérèglement climatique se joue partout et dans toutes les luttes et alternatives concrètes. Chacune d’entre elles rejoint potentiellement ce grand défi qui les dépasse. Il s’agit de faire valoir la vie et de se soulever partout contre les forces de destruction et de mort.

S’agit-il d’une nouvelle forme de radica-lisation ?

Pas dans le sens d’une surenchère, mais – au sens étymologique – dans le cheminement vers la racine même des problèmes. Peut-être ne nous posions-nous pas encore les bonnes questions, jusqu’à une époque récente. Face à un modèle qui ne voit de recours que dans la fuite en avant, l’obsession d’un retour à la croissance perdue, l’accélération de tout, des convictions essentielles animent les engagements : reconnaître les limites matérielles des activités humaines, ralentir, décroître, coopérer, combattre l’économisme et l’utopie technicienne. C’est anticiper les chocs à venir et édifier des sociétés résilientes pour les mondes désirés pour demain. Cette radicalisation sape le système, qui n’est pas en mesure de la récupérer et de la digérer dès lors que ses fondements sont atteints.

Puisez-vous dans ces maturations des raisons d’être optimiste pour l’avenir ?

On me demande fréquemment si je suis du côté du pessimisme ou de l’optimisme. Je réfute l’un comme l’autre. L’important consiste avant tout à comprendre où se situe la lutte. Oui le monde est sombre, oui le dérèglement climatique est catastrophique et les inégalités insupportables, mais il faut rejeter le déni et s’approprier les menaces qui pèsent sur nous avec responsabilité. Le scénario le plus pessimiste est porté par ceux qui les minimisent, ramenant par exemple le basculement climatique au rang d’un risque comme les autres, qu’il suffirait de bien gérer. C’est la capacité à s’emparer de la réalité des menaces qui nous ouvrira la possibilité de proposer des voies alternatives. Nous avons beaucoup plus à gagner de la perte des illusions que d’un optimisme trompeur. Certes, cela ne nous livre pas les solutions, mais c’est une disposition indispensable pour y parvenir.

On peut avoir le sentiment, cependant, d’être pris dans une spirale négative que nous ne parviendrons pas à enrayer…

Cette spirale s’accélère avec la fuite en avant du capitalisme néolibéral, de la civilisation de « l’avoir », du libre-échangisme et de la globalisation. Nous pouvons tous ressentir cette marche vers la perte absolue du monde commun que la philosophe Hannah Arendt appelle la « dé-solation » et Simone Weil le « déracinement ».

Ce n’est pas un hasard si toutes les alternatives concrètes s’opposent à la liquéfaction du monde et aspirent à se réapproprier les territoires de leur vie – relocalisation, occupation des places par les mouvements citoyens, reconstruction de la démocratie… Et ce désir d’ancrage n’est pas une « assignation à résidence », il est fondamentalement distinct de ces quêtes de racines fantasmatiques que dessinent le nationalisme, la pensée unique, les fondamentalismes de tous ordres – religieux, économique, etc. –, qui traduisent un déboussolement. Alors que ce mouvement de ré-enracinement est une volonté de retrouver des lieux pour la vie et la pensée, des repères et du sens. Des lieux pour l’accueil de l’Autre et des autres. Je le vois comme l’un des moyens de sortir de la spirale négative.

Peut-on pour autant exclure que la période actuelle soit de celles où le train de l’histoire nous dépasse ?

Je crois fermement qu’une part de ce qui nous arrive échappe en effet à notre condition humaine. Nous n’avons pas le pouvoir de reconstruire la biodiversité en cours d’effondrement, nous ne savons pas procéder à une marche arrière du dérèglement climatique. Mais n’en déduisons pas qu’il ne sert à rien de lutter et d’inventer des mondes habitables. Reconnaître cette fragilité de notre position humaine contribue à mettre à bas les idéaux de toute-puissance tellement nocifs pour nos luttes. Le fantasme de la maîtrise absolue explique en partie l’écroulement qui vient.

Accepter les limites n’est pas une posture restrictive, contrairement à une idéologie libérale. Elle autorise au contraire à déverrouiller un imaginaire collectif que la vision capitaliste a bloqué sur la perspective d’un « progrès » infini et dû a priori, mythe d’un homme déifié qui réaliserait tous ses desseins.

Le documentaire Demain, qui présente quelques-unes de ces alternatives concrètes, a connu un formidable succès. Va-t-on le voir pour se consoler de la désolation ambiante ?

Valoriser le local, les résistances, les expérimentations expose à être taxé de naïveté : tout cela n’aurait pas la capacité de peser sur les enjeux globaux. Voilà bien un pur argument d’autorité ! Il dénie le potentiel que recèlent ces mouvements porteurs d’alternatives. Certes, ils ne feront pas basculer le système à eux seuls, mais ils ne sont pas anecdotiques.

Face à la violence qui habite notre quotidien, le discours qui traverse Demain peut sembler ingénu. Mais son impact auprès d’un si large public est un événement qui va bien au-delà du réconfort devant de belles alternatives et les pseudo-vertus rassurantes du discours dit « positif » et des « solutions ». Dans ce monde à la dérive, qui craque dangereusement, le succès de Demain ne tient-il pas au message « vous avez du pouvoir, exercez-le pour redonner du sens à la vie » ? Un pouvoir capturé dans une société où le politique a démissionné de sa capacité à agir pour l’intérêt commun. Le documentaire Merci patron ! est au fond de la même veine : faisons ce qui est à notre portée et sans attendre, car ce combat nous appartient et il s’exprime déjà dans la reconquête d’un pouvoir individuel et collectif. Avec du plaisir en prime !

Les mouvements sociaux semblent peu à même de peser sur la présidentielle de 2017, la plus chaotique de la Ve République. Le pouvoir au plus haut niveau serait-il hors de leur influence ?

S’agit-il simplement de « peser » pour gagner une présidentielle – ou toute autre élection – et ensuite déplorer les promesses non tenues et les « trahisons » ? Certainement pas. Cette culture politique est mortifère. Regardons plutôt du côté d’expériences encourageantes, qui tentent d’inventer d’autres formes d’exercice du pouvoir politique. Ces mouvements sociaux ont joué un rôle important dans l’arrivée au pouvoir de coalitions nouvelles dans des collectivités locales, à Madrid, à Barcelone, à Rome et dans bien d’autres endroits.

L’expérience latino-américaine est également très instructive, car on a pu croire que s’y construisaient des alternatives politiques et sociales durables au niveau de l’État. La vague des gouvernements de gauche portés au pouvoir grâce à l’appui des mouvements sociaux et citoyens, dans la décennie précédente, montre ses limites. Certes, leurs politiques ont combattu la pauvreté, mais en misant sur la croissance économique et l’extraction des ressources naturelles. Dès lors, les progrès sociaux se révèlent aussi peu durables que la croissance. La Bolivie de Moralès est aussi celle d’une politique extractiviste et productiviste. Le Brésil de Lula, qui a considérablement réduit la grande pauvreté mais sans modifier les structures du pouvoir, connaît une cinglante déconvenue. Tirons-en collectivement les enseignements, sans haine ni ressentiment, pour dire : « Nous ne voulons plus de ce monde-là. »

[^1] Osons rester humain. Les impasses de la toute-puissance, éd. LLL, 2015.

À paraître, le 18 octobre, Simone Weil ou l’expérience de la nécessité, Geneviève Azam et Françoise Valon, Le Passager clandestin.

Idées
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