Calais : Après la jungle, un nouveau départ

Le premier jour de démantèlement s’est déroulé dans un calme contraint et une certaine résignation. Mais certains réfugiés ont aussi quitté le sinistre camp pleins d’espoir.

Ingrid Merckx  • 26 octobre 2016 abonné·es
Calais : Après la jungle, un nouveau départ
© Photo : JACK TAYLOR/Getty Images/AFP

Il reste deux places pour le Grand Est. Sur la table de la Sécurité civile est posée une carte de France découpée en régions de destination. Juste des mentions : « Vaucluse », « Hérault », qui doivent sembler bien abstraites aux migrants. « Certains savent très bien où ils veulent aller », objecte le responsable de la préfecture de Calais qui fait visiter le « hangar » où les occupants de la jungle sont répartis dans des cars, ce lundi 24 octobre. « Ils se sont mis d’accord à plusieurs quand ils ont appris que le démantèlement arrivait. » « J’ai un Soudanais qui voudrait rejoindre ses copains dans un autocar plein, c’est possible ? », passe demander un collègue. Les autorités font leur possible pour paraître arrangeantes. Le mot d’ordre a été donné : le démantèlement de la jungle, jour historique depuis la fin de Sangatte, doit apparaître comme « une opération humanitaire de mise à l’abri », et non comme une évacuation par la force. Les CRS sont quand même déployés en nombre dans chaque artère, rond-point et contre-allée de la ville et de la jungle. Ils forment d’épais cordons de sécurité autour des réfugiés qui font la queue devant le hangar qui a ouvert à 8 heures.

Certains n’ont pas dormi pour être sûrs de partir le premier jour. D’autres viennent du camp, à quelque 500 mètres, voir comment les choses se déroulent. Ils observent leurs frères de galère cependant que les journalistes les scrutent. Pas moins de 700 professionnels se sont « accrédités » pour couvrir cet événement qui n’a pourtant rien de commun avec un festival ou un salon. « L’objectif est de ne rien vous cacher, de vous laisser tout voir », assure le responsable qui introduit les « pools » dans la zone où s’effectuent les répartitions. Mais, entre les barrières blanches des JO de Londres et les barrières grises de sécurité, Calais campe un dédale de couloirs à ciel ouvert qui s’entrelacent jusque dans le bidonville, gênant regards et déplacements. Et les journalistes sont conviés à des « points presse » où on leur dit quoi voir et d’où, comme s’ils couvraient une guerre depuis le même hôtel. Certains sont dépourvus de badge de presse, en quantité insuffisante. Contraints dans leurs mouvements, tous s’appliquent à mitrailler des migrants qui renoncent à protester « no camera ! » tant ils sont pressés de se poser enfin sous la tente où ils attendront, munis d’un bracelet de couleur numéroté, le car qui les emmènera loin de ces lieux humides aux hivers redoutables.

« Ils reviendront au printemps… », lâche un CRS compréhensif, qui trouve l’organisation « improvisée », et l’objectif vain. « La jungle rasée se reformera et vous pourrez continuer à écrire des lignes et des lignes sur le sujet. C’est sans fin… », soupire un autre, acerbe. Devant le hangar, les réfugiés doivent se répartir dans quatre couloirs : adultes, familles, vulnérables, mineurs non accompagnés. Le premier, le plus chargé, voit la tension croître. Quand une bagarre éclate au centre d’une queue, les CRS et les associatifs crient « Oh ! Oh ! » et des migrants sont forcés de s’extirper de la file où ils ont patienté des heures pour ne pas prendre de coups ou se faire écraser.

Deuxième couloir prisé : celui des mineurs non accompagnés. Ils arrivent par vagues d’une trentaine, se mettent à courir en poussant des cris de joie quand vient leur tour, chahutent aux abords de la porte. Ils sont sans bagages car ils viennent juste s’enregistrer : pas de places en Centre d’accueil et d’orientation (CAO) pour les moins de 18 ans qui sont confiés par France Terre d’asile à l’Aide sociale à l’enfance. Le ministre de l’intérieur a finalement obtenu de son homologue britannique que les mineurs non accompagnés en France puissent rejoindre leur famille en Angleterre. Trois cents seraient déjà partis. Ceux qui vont rester sur le territoire seront donc les seuls anciens occupants de la jungle à demeurer sur place, mais hébergés dans du bâti. Pour l’instant, les femmes et les enfants qui y sont logés n’en sortent pas et le couloir « familles » reste vide. Elles attendent que les jeunes hommes soient passés. « Elles redoutent un mouvement de foule, ça peut partir très vite », indique un membre de l’association Salam, pour qui le calme relatif pourrait dégénérer mercredi, quand tous ceux qui resteront dans la jungle seront obligés de quitter les lieux.

« Je partirai demain ou après-demain, aujourd’hui il y a trop de monde », confie un jeune Afghan qui veut rester en France. « Les gens sont accueillants ! J’ai commencé à apprendre le français à l’école ! » Dans la jungle qui se vide, et où les petites boutiques commencent à dégringoler avec des airs fantomatiques, un membre de l’association La Vie active explique que des migrants ont exprimé le souhait de rentrer au pays. « Ils ont compris qu’ils ne passeraient pas en Angleterre ou en reviendrons déçus. Cela arrivait avant, mais de manière exceptionnelle, quand ils voulaient se rendre auprès d’un proche malade. » Sur les 450 CAO prévus par le gouvernement, c’est le grand mystère. Une ombre évidente sur le jeu de transparence de la préfecture : pas de nom, pas de lieu. Sauf pour les journalistes qui montent dans les cars ou apprennent fortuitement l’emplacement d’un centre.

À la demande de la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, un CAO a été installé dans le département, à Croisilles, près d’Arras, sous gestion de La Vie active et avec l’aide du Secours catholique. En ce premier jour de démantèlement, il reçoit 31 migrants. Des Soudanais venus en groupe, qui se connaissent et affichent une sincère volonté de se faire bien voir des 1 900 habitants. « Nous avons préféré un village plutôt qu’une ville car nous sommes villageois pour la plupart,explique Mohammed, 34 ans. Nous avons tous des talents à faire valoir ! » Lui était journaliste au Soudan, son voisin, Khalil, 27 ans, pharmacien, le troisième installé avec eux autour d’une table dans une grande salle du CAO, Omar, 26 ans, était chanteur.

Deux comités d’accueil les attendaient. Le premier les a applaudis. Le second, remonté en sous-main par Génération identitaire et des élus frontistes de la région, a organisé une protestation au pied de l’église en chantant « La Marseillaise » : « Ils sont fichés S ! Pas de migrants chez nous ! Surtout à proximité de l’école… » Le maire, Gérard Dué (PS), sait qu’il joue peut-être son mandat dans l’affaire. Mais il en a vu d’autres. Il pense avoir fait ce qui est juste en ouvrant aux « réfugiés » cet ancien établissement pour personnes âgées. « Les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas », observe Khalil, philosophe. Quelle rencontre ? Quelle intégration ? Ce sera le défi des prochaines semaines. En attendant, les 31 Soudanais goûtent au calme et à la tiédeur des lieux : « La jungle, c’est inhumain », soupire Khalil. « I love Calais, contrebalance Mohammed, pris de nostalgie. Mais ici, l’air est frais, c’est un nouveau départ… »

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