Calais : l’impossible démantèlement

L’évacuation de la jungle pourrait intervenir le 24 octobre. Mais les associations s’inquiètent du flou concernant les perspectives d’accueil et d’orientation pour les occupants du camp, à qui les autorités annoncent pourtant une opération « humanitaire ».

Ingrid Merckx  • 19 octobre 2016 abonné·es
Calais : l’impossible démantèlement
© Photo : Julien Pitinome/NurPhoto/AFP

Ce devait être le 17 octobre. Il est question désormais du 24. Mais, en fait, personne ne sait quand doit intervenir le démantèlement de la jungle de Calais. Quand les 200 centres d’accueil et d’orientation (CAO) prévus par le gouvernement un peu partout en France seront prêts. Quand le camp de réfugiés parisien ouvrira ses portes. L’opération est sans cesse reportée. « Ce flou est fait exprès », grince un membre de Médecins du monde. Exprès pour éviter une forte mobilisation des No Border et des mouvements de résistance parmi les réfugiés vivant dans le bidonville. Exprès pour limiter l’exposition médiatique. Exprès pour maintenir le suspense entre l’évacuation de Notre-Dame-des-Landes et le démantèlement de la jungle, prévus aux mêmes dates… Soit les plus gros points de crispation du territoire de ce quinquennat.

« Cinq mille à 6 000 places seraient déjà disponibles en CAO. Même s’il en manque encore pour atteindre les 9 000 visées, pour quelles raisons ne pas commencer le déménagement alors que l’hiver est arrivé ?, s’étonne Vincent De Coninck, du Secours catholique Nord-Pas-de-Calais. Le gouvernement préfère une opération concentrée sur cinq jours plutôt qu’étalée en fonction des places qui se libèrent pour éviter un “appel d’air”. La priorité semble donc de démanteler le bidonville plutôt que de mettre ses occupants à l’abri. » L’ombre de Sangatte guette : l’échec de l’évacuation de ce centre en 2002 reste dans toutes les têtes. « La perspective de diagnostics personnalisés préalables s’éloigne, constate Yannick Le Bihan, de Médecins du monde_, et on ignore ce qu’il restera comme dispositif d’accueil à l’emplacement de la jungle. Les autorités préparent un démantèlement policier et “total” : que va-t-il advenir du centre Jules-Ferry, qui proposait un accès aux besoins primaires et hébergeait 400 femmes et enfants ? »_

Le 13 octobre, onze associations, dont le Secours catholique-Caritas, l’Auberge des migrants et Emmaüs, ont déposé un référé-liberté devant le tribunal administratif de Lille pour demander la suspension du démantèlement. Requête rejetée le 18. Un appel est envisagé. « Nous avons toujours été opposés à ce bidonville, qui a été créé par les autorités chassant les migrants de la ville de Calais et qui n’est pas un lieu digne, précise Vincent De Coninck_. La question est : comment démantèle-t-on ? Et comment s’y prend-on pour respecter les droits de chacun ? »_

La même inquiétude a déclenché un communiqué sévère du Conseil national des barreaux (CNB) le 13 octobre : « “Jungle” de Calais : un démantèlement qui n’a d’humanitaire que le nom ! », grondait le Conseil en appelant à la mobilisation nationale sur l’accès aux droits des étrangers. « Ce démantèlement se prépare dans des conditions qui ne permettent pas de garantir les droits fondamentaux des hommes et des femmes qui sont actuellement réfugiés sur le territoire français », affirmait le communiqué, fustigeant l’« absence de mesures de protection pour les personnes vulnérables, notamment les mineurs isolés, qui sont encore près de 1 300 à vivre sur place, selon le dernier recensement effectué par France Terre d’asile », ainsi que l’« accès quasiment inexistant à l’information et au suivi juridique des migrants, qui seront répartis dans des structures plus ou moins improvisées, aux moyens insuffisants et au nombre de places limité ».

« Quand nous réclamons un diagnostic individualisé, les autorités nous répondent que le temps manque !, s’offusque Vincent De Coninck. Comment travailler de concert sans ces préalables minimums ? » Il n’existe pas d’information centralisée officielle concernant les CAO : nombre, emplacement, places disponibles, mode de gestion… Certaines associations de soutien aux migrants prennent l’initiative de contacter les différents centres pour tenir le compte des places. Une page « info CAO » a été créée (voir page suivante).

« Les CAO peuvent constituer une réponse à la crise migratoire, mais ils ne peuvent être la seule », fait remarquer Vincent De Coninck.Les mineurs isolés n’y sont pas pris en charge, par exemple. Sur les 1 290 comptabilisés par France Terre d’asile la semaine dernière, 10 auraient pu passer en Angleterre dans le cadre du dialogue ouvert par Bernard Cazeneuve avec les autorités britanniques. « Il en reste 1 280 ! », avertit Me Marianne Lagrue, membre du CNB et présidente de la Commission nationale de droits des étrangers du Syndicat des avocats de France, de retour de Calais. « Au regard du droit, tous devraient être pris en charge par les départements, hébergés, nourris, scolarisés… », précise-t-elle.

« J’ai rencontré dans la jungle des migrants ayant obtenu le statut de réfugiés, avec un titre de séjour, donc, poursuit l’avocate. Ils n’ont pas à aller en CAO. Pas plus que les familles candidates au regroupement familial ou les migrants dont le projet reste de passer en Angleterre. » Pour ces personnes, des CAO inadaptés joueront le rôle de centres de tri et de transit.

« Nous craignons que l’on pose aux habitants de la jungle l’ultimatum suivant : soit le centre de rétention, soit le CAO, poursuit Vincent De Coninck_. Forcément, ils iront en CAO. Mais, si on veut que cela fonctionne, ce ne peut être une mesure coercitive ! »_

Il existe des CAO où les choses se passent bien, « surtout dans les petites structures à taille humaine, permettant un contact plus facile avec les habitants », observe -Yannick Le Bihan. Mais il y en a d’autres d’où les migrants repartent aussi sec. L’accueil n’est pas toujours en cause : « Parfois, des personnes qui ne se connaissaient pas, de nationalités différentes, ont traversé la mer ensemble et ont noué des liens très fort pendant ces épreuves, témoigne Me Lagrue. Elles n’ont pas envie d’être séparées dans des CAO de différents départements. Certaines quittent les CAO où, cloisonnées entre quatre murs, elles ne connaissent personne. Elles préfèrent retourner à Calais, où, même dans les tentes et la boue, autour de petites boutiques qui vendent trois cigarettes et un Coca, elles vont retrouver un peu de lien social. »

« Les CAO ont été pensés comme des lieux de répit, explique Yannick Le Bihan. Ils sont une solution pratique mais temporaire. » Adapter les réponses à la diversité des situations : tel serait un objectif réellement « humanitaire » pour les associations, qui renvoient ce terme à la responsabilité du gouvernement. Sans quoi, les migrants reviendront dans le Calaisis, où ils s’installeront comme ils pourront dans des mini-camps de fortune tels ceux qui parsèment déjà la côte. À Dunkerque, le camp « en dur » de Grande-Synthe géré par Médecins sans frontières est en train de fermer lentement.

Société
Temps de lecture : 6 minutes