Le Ceta cache bien son jeu

Alors que l’accord de libre-échange doit être adopté avant la fin du mois, une opposition massive est en train de se lever contre un traité bien moins inoffensif que ce qu’affirment ses défenseurs.

Erwan Manac'h  • 12 octobre 2016 abonné·es
Le Ceta cache bien son jeu
© Photo : Richard Cummins/Robert Harding Premium/AFP

Dans la famille des accords de libre-échange, nous commençons à connaître le Tafta, qui doit lier l’Union européenne et les États-Unis. Encore en gestation, ce traité effraie jusque dans les rangs des gouvernements français et allemand, et réunit contre lui Donald Trump et Hillary Clinton. Son petit-cousin canadien est moins connu. Le « Ceta », c’est son nom, affiche des atours rassurants, si l’on en croit ses promoteurs. Mais le poupon inoffensif s’avérera vite tyrannique, prédisent ceux qui l’ont étudié de près.

Après six ans de négociations secrètes, le Ceta doit sceller l’alliance du Canada avec l’Union européenne dans un écrin de « concurrence libre et non faussée ». Dans le contrat de mariage, le Vieux Continent offre une petite partie de son marché agricole, tandis que le Canada libère l’accès de son sous-sol aux mille et une richesses (les sables bitumineux d’Alberta recèleraient la troisième réserve de pétrole au monde), en promettant une ouverture sans entraves aux investisseurs venus d’Europe.

Selon ses défenseurs, parmi lesquels le gouvernement français, le Ceta est un accord « gagnant-gagnant », sans risque de dérive, grâce aux concessions obtenues du Canada et à la taille raisonnable de la future zone de libre-échange. Pour les ONG écologistes, en revanche, c’est l’alerte rouge. « La portée de cet accord est sans précédent dans l’histoire commerciale européenne, prévient Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer à l’Institut Veblen. L’ampleur des sujets dont il traite est inédite. » Selon les nombreuses expertises menées depuis 2014, le Ceta crée des dizaines de brèches juridiques dans lesquelles les multinationales pourront s’engouffrer pour défendre leurs intérêts. Le climat et l’impact social du commerce passent au second plan.

15 octobre Journées d’action en France à l’initiative du collectif Stop Tafta.

18 octobre Le Ceta sera soumis à l’approbation du Conseil européen.

20 octobre « Contre-sommet » (organisé à Bruxelles par Yannick Jadot, EELV).

27 octobre Signature attendue lors du sommet UE/Canada.

Le Ceta marque une rupture avec les accords de libre-échange que nous avons connus depuis les années 1990 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour aller plus loin et plus vite, les grandes puissances se sont lancées dans des accords multilatéraux ou régionaux, qui se multiplient désormais. Avec ces accords de -deuxième génération, la priorité n’est plus de réduire les droits de douane, déjà très faibles, mais de supprimer les différences de réglementation qui freinent le commerce.

C’est écrit noir sur blanc : le Ceta vise à « réduire au minimum les répercussions commerciales négatives des pratiques réglementaires ». Les normes sanitaires et les règles d’étiquetage des produits doivent donc être harmonisées, au prix d’un méticuleux travail de –« coopération réglementaire ». Le Ceta est donc un accord « vivant » qui facilite -l’évolution des lois nationales. Mais ses implications concrètes sont difficiles à évaluer.

L’interdiction européenne d’importation des OGM est-elle menacée ? Officiellement, non. Le Ceta ne touche pas aux réglementations actuelles. Cependant, il prévoit clairement que l’UE et le Canada « coopèrent sur la biotechnologie, telle que la présence d’OGM en faibles concentrations » dans les marchandises. Le Canada, 5e plus gros producteur d’OGM au monde en 2014, a attaqué le moratoire de l’UE sur les OGM devant l’OMC en 2003. On sait donc dans quel sens il tentera d’orienter la « coopération réglementaire ». Quid du poulet aux hormones et du porc à la ractopamine (adjuvant de croissance), autorisés au Canada mais interdits en Europe ? Le Ceta « est totalement silencieux à cet égard et ne confirme pas l’interdiction, sans toutefois l’infirmer non plus », regrette l’Association internationale des techniciens, experts et chercheurs (Aitec).

Alors, pour tenter de rassurer les esprits chagrins, la Commission européenne martèle que « les normes strictes de l’UE [ne seront] pas sacrifiées sur l’autel de la rentabilité commerciale ». Mais les garde-fous intégrés aux Ceta sont jugés trop flous. Ainsi, le texte ne mentionne pas le principe de précaution cher aux Européens. En revanche, les multinationales gagnent un pouvoir de coercition qui leur permettra de faire directement pression sur les États. Le Ceta crée en effet un tribunal d’experts internationaux, comme il est d’usage dans ce type d’accord de libre-échange. Cette cour de justice, au-dessus des lois nationales, permettra aux entreprises de faire condamner des États lorsque leurs bénéfices seront grevés par une décision politique (voir ci-contre).

Pour le reste, on retrouve tous les classiques des accords de libre-échange, qui posent les jalons d’une libéralisation toujours plus profonde de l’économie : interdiction des subventions aux entreprises, ouverture des marchés publics aux entreprises étrangères, libéralisation des services, etc.

Dans le domaine de l’agriculture, des quotas doivent théoriquement endiguer le risque de déferlement de marchandises étrangères, en lien avec la suppression de 93 % des droits de douane. Mais ces garanties ne sont pas suffisantes, selon la Confédération paysanne, en particulier pour la viande bovine ou porcine, dont le marché est déjà largement saturé. La situation est encore plus préoccupante, selon le syndicat, dans le secteur laitier : « Le Canada devra supprimer son système de régulation, et le secteur français sera affecté par l’arrivée d’un nouvel acteur sur le marché mondial, qui tirera les prix vers le bas. »

Pour contrer ces arguments, les partisans du libre-échange ont une formule magique : grâce au Ceta, une quarantaine de produits français comme le reblochon, le jambon de Bayonne ou les pruneaux d’Agen seront protégés. Certes, 145 indications géographiques (sur 1 400 comptabilisées en Europe) seront désormais reconnues. Mais les nombreuses exceptions prévues par l’accord rendent cette reconnaissance assez peu protectrice (voir p. 25, chapitre 20 du traité).

Un combat politique crucial est donc à venir. Le Ceta doit être adopté par le Conseil européen le 18 octobre et signé lors d’un sommet UE-Canada le 27. Les -parlements nationaux devront ensuite le ratifier, mais l’accord sera en partie appliqué « provisoirement » avant le vote des députés, ce qui passe mal auprès des parlementaires français. Un courrier signé par une centaine de députés de gauche (82 socialistes et apparentés, 8 écologistes, 7 radicaux et apparentés, 2 ex-PS et 1 communiste) a été adressé à François -Hollande pour dénoncer « le mépris des démocraties nationales ». Et cette grogne est loin d’être limitée à l’Hexagone. « Au sein de l’UE, la famille sociale-démocrate est déchirée, ajoute Mathilde Dupré. Elle est contre en Autriche, en Wallonie ou au Royaume-Uni. En Allemagne, le Ceta a été le thème principal de la dernière convention du SPD. »

Une large coalition de syndicats canadiens et européens a également pris position contre l’accord. Toutes les forces du mouvement altermondialiste et écologiste, de la Fondation Nicolas-Hulot à Attac, sont engagées dans la bataille des prochaines semaines. Le premier test d’envergure est prévu samedi 15 octobre, avec l’organisation d’une manifestation dans toute la France.