Racisme : Les Chinois brisent l’omerta

Le racisme touchant la communauté asiatique n’est pas nouveau, mais celle-ci était silencieuse jusque-là. La nouvelle génération, mieux intégrée, a décidé de monter au front. reportage.

Vanina Delmas  • 2 novembre 2016 abonné·es
Racisme : Les Chinois brisent l’omerta
© Photo : NnoMan/Anadolu Agency/AFP

« En ces lieux, Chaolin Zhang, couturier albertivillarien, a été victime d’une agression mortelle le 7 août 2016. Ciblé en raison de son origine chinoise. À sa mémoire. 1967-2016. » Quelques mots gravés sur une plaque commémorative accrochée sur un poteau, devant l’immeuble de la rue des Écoles, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où l’agression a eu lieu.

Au cœur de cette épitaphe, une phrase glissée l’air de rien concentre l’amertume et la colère de toute une communauté : « Ciblé en raison de son origine chinoise. » Un racisme qui peinait encore à dire son nom jusqu’à cet été. Un après-midi d’août, Chaolin Zhang marche dans la rue en compagnie d’un ami quand trois jeunes hommes les molestent pour leur voler une sacoche. Un coup de pied cloue Chaolin au sol, sa tête heurte le macadam. Après cinq jours de coma, ce père de famille décède à l’hôpital.

« Il aura fallu un mort pour que la lumière des projecteurs se braque sur notre détresse quotidienne », se désole Rui Wang, président de l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF), qui a aussitôt organisé une marche blanche à Aubervilliers. Puis, en un mois, trois manifestations qui ont mobilisé des milliers de personnes, sous le regard étonné des journalistes et les yeux écarquillés des politiques. Celle du 4 septembre, place de la République, à Paris, n’avait rien de silencieux. Drapeaux tricolores en pagaille, prise de parole publique et une question : « Qui sera le prochain ? » Nouveauté : la plupart des meneurs de la marche ont moins de 30 ans.

La communauté asiatique ne veut plus taire ce « racisme latent » qui poursuit ses membres depuis leur arrivée en France ou leur naissance. Pour Ken Chen, doctorant à l’Unité de recherche migrations et société (Urmis) de l’université Paris-Diderot, le 4 septembre a marqué un tournant dans la prise de conscience de ce racisme au sein de la communauté et de la nécessité de le combattre. « Les descendants de migrants se posent vraiment la question de l’expression d’un sentiment anti-Chinois en France. On ne peut pas vraiment le définir, mais ils se sentent visés à cause de leurs origines et des préjugés. Pour la nouvelle génération, c’est l’heure d’agir »,affirme-t-il.

Un conflit générationnel est apparu au fil des années. En 2010 : première manifestation à Belleville pour demander la « sécurité pour tous ». Les associations de commerçants, c’est-à-dire les Asiatiques de la première génération, sont à la manœuvre. Un an plus tard, nouvelle protestation parisienne, mais, cette fois, les jeunes, notamment ceux de l’AJCF, convainquent les anciens de leur laisser gérer la communication. En 2016, tout s’est passé dans la « concertation » et le « compromis », mais la nouvelle génération tient les rênes de la lutte contre les préjugés. Elle est même prête à travailler avec les associations anti-racistes telles que la Ligue des droits de l’homme ou SOS Racisme. « Lors de la manifestation, leurs représentants étaient là et ils ont accepté de rester discrets. On leur a tendu la main pour établir des premiers liens diplomatiques, mais ils doivent faire leurs preuves, assène Rui Wang. C’est facile de préempter le sujet quand il y a un mort et un début de mouvement, mais nous avons besoin que ces associations créent une proximité émotionnelle avec les victimes de ce racisme de tous les jours, et ce sur le long terme. »

Le long terme et la visibilité : deux carences à pallier en priorité sur le terrain et au sein même de la communauté. « L’immigration chinoise est la plus récente, c’est sans doute pourquoi elle est moins prise en compte. Et cette communauté a tendance à s’autogérer, à ne pas être très expansive. Par conséquent, elle est moins présente dans les médias. Même manifester n’était pas dans ses habitudes », explique -Sylvain -Goldstein, du Mrap 93 [^1], qui travaille depuis vingt ans auprès de la communauté.

Lee Djane, rappeur d’origine cambodgienne qui a grandi à Vigneux (Essonne), a mis en musique ce « problème sociétal », énumérant clichés et insultes dans une chanson intitulée « Ils m’appellent Chinois ». « On ne fait pas partie de la France “black, blanc, beur”. Nous ne sommes ni exclus ni inclus, on flotte, précise-t-il. Pour moi, il faut d’abord passer par l’éducation, la sensibilisation, pour effacer tous ces préjugés. Les esprits faibles sont ignorants, et l’ignorance conduit à des choses terribles, donc autant prendre le problème à la racine. La fin de ma chanson a une portée universaliste car je refuse de tomber dans la paranoïa qui mène à la victimisation et à la stigmatisation. »

Acquérir les codes du militantisme français, se sentir légitime pour faire entendre sa voix et s’engager en politique ou dans l’associatif, être conscient des faiblesses des siens… Autant d’éléments que seule la jeunesse peut mettre en œuvre rapidement.

À Aubervilliers, la population d’origine chinoise représente près de 5 % des habitants. Sans compter le nombre d’étrangers venant acheter leurs marchandises chez les grossistes du quartier des Quatre-Chemins, comme le Fashion Center, temple du textile « made in China ». Un quartier dédié au travail, mais qui a vu de plus en plus de Chinois s’installer à proximité pour gagner du temps. Mais aussi parce que leurs revenus ne leur permettaient pas de vivre dans les quartiers parisiens de Belleville ou du XIIIe arrondissement. Depuis janvier 2016, 105 plaintes pour des vols avec violence à l’encontre de la communauté chinoise ou d’origine chinoise ont été enregistrées rien que dans cette ville de Seine-Saint-Denis. Trois fois plus que l’an passé.

Pour tenter de pacifier les relations entre habitants et encourager les personnes d’origine chinoise à porter plainte, il y a la version sécuritaire : plus de caméras, plus de policiers. Et le plaidoyer humain : une interprète -parlant mandarin a été affectée au commissariat -d’Aubervilliers en avril dernier. Céline, 21 ans, n’a rien d’une militante, et elle n’était pas -destinée à travailler au milieu de policiers. Pourtant, cette étudiante en architecture s’installe deux à trois fois par semaine dans le bureau chaleureux qu’elle partage avec l’assistante sociale, dans le cadre d’un service civique, pour accueillir les victimes d’origine chinoise. « Je sais qu’attendre au commissariat, puis essayer d’expliquer à la police comment l’agression s’est passée, quand on ne parle pas français, est très difficile », explique-t-elle. Il est certain que sa voix posée et sa bienveillance naturelle doivent rassurer les victimes d’agression ayant osé franchir les portes du commissariat.

Née en France, Céline n’a pas connu cette barrière de la langue et la situation de clandestinité qui tétanisent nombre de victimes. Mais elle a subi ce racisme du quotidien et un vol à l’arraché, commis l’année dernière par des mineurs. Pas de violence -physique, mais un traumatisme qui ressurgit chaque fois qu’elle se promène dans la rue. « Je me retourne sans cesse pour vérifier que personne ne me suit. C’est de la paranoïa, je sais, glisse-t-elle en souriant. Mais j’ai grandi dans le Nord et je n’avais pas ce sentiment d’insécurité -permanent. » Malheureusement, son service civique se termine en décembre, et personne n’est susceptible de la remplacer.

Les trois jeunes – dont deux mineurs – accusés de l’agression de Chaolin et de son ami ont été retrouvés grâce aux caméras de surveillance. Ils ont été placés en détention provisoire à la fin du mois d’août. Pour le moment, les deux agresseurs sont poursuivis pour « vol avec violence ayant entraîné la mort », l’acte raciste n’ayant pas été retenu par le juge comme circonstance aggravante. « Selon moi, ces deux hommes ont été agressés en raison de leur origine, avec l’idée très forte que les Chinois ont toujours de l’argent liquide sur eux. C’est un crime crapuleux sous-tendu par des préjugés racistes, résume Me Vincent Fillola, avocat de la famille de Chaolin Zhang. C’est un racisme bête, ignorant, fondé sur des préjugés, mais qui expose clairement une communauté entière à de vrais risques au quotidien. »

Le mécanisme judiciaire pour faire admettre le mobile xénophobe d’une agression est complexe, mais il commence doucement à se débloquer. Fin septembre, le tribunal de Bobigny a retenu le racisme comme circonstance aggravante lors du procès d’agresseurs d’une autre famille chinoise. Une première.

[^1] Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

Société
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Le racisme est-il devenu légal ?
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