Véganisme : Animal politique

Si le véganisme apparaît à certains comme une nouvelle mode alimentaire, le combat auquel il se rattache a débuté dans l’Antiquité. En jeu : la domination de l’homme sur les bêtes et la mainmise sur son environnement.

Ingrid Merckx  • 23 novembre 2016 abonné·es
Véganisme : Animal politique
© Photo : Oscar Gonzalez / NurPhoto / AFP

Le Parti animaliste a été lancé le 14 novembre. Il promeut « une évolution de société qui prend en compte les intérêts des animaux et qui repense la relation entre les animaux et les humains ».Objectif : faire émerger la question animale dans le champ politique, comme dans un certain nombre de pays d’Europe, dont les Pays-Bas, mais aussi l’Australie et les États-Unis.

Le 18 octobre, vingt-trois personnalités, dont le neurologue, psychiatre et éthologue Boris Cyrulnik, le moine bouddhiste -Matthieu Ricard et la philosophe Élisabeth de Fontenay [^1], signent une pétition réclamant la création d’un secrétariat d’État à la Condition animale : « Que devient notre légitimité à exploiter et à faire souffrir les animaux ? » Le 3 novembre, de nouvelles images diffusées par l’association L214 révèlent les conditions dans lesquelles sont abattues des vaches gestantes dans un grand abattoir public, à Limoges, alors qu’une commission d’enquête parlementaire a remis en septembre soixante-cinq propositions pour mettre fin à la « torture » et à la « barbarie ».

Les mots sont forts. Comme la plupart de ceux utilisés pour dénoncer l’exploitation animale : « meurtre » pour l’abattage, « viol » à propos de l’insémination artificielle, « vol » concernant le lait. Pour que les femelles donnent du lait, il faut qu’elles soient gestantes. « Les petits sont tués à la -naissance. C’est pourquoi véganes et anti-spécistes considèrent que le lait “c’est comme la viande” en matière d’exploitation animale », explique Marianne Celka, docteure en sociologie de l’université Paul-Valéry de Montpellier et chercheuse à l’Institut de recherche sociologiques et anthropologiques (Irsa-CRI) [^2].

« Végane » et « antispéciste » : ces deux appellations gagnent du terrain dans le débat public. « Les véganes sont antispécistes, mais l’inverse n’est pas forcément vrai », poursuit Marianne Celka. L’antispécisme étant, en France, considéré comme le versant le plus politique d’un mouvement qui va de la protection des animaux à leur libération. Quand le véganisme regroupe ceux qui décident de cesser de consommer tout produit provenant de l’animal : viande, poisson, œufs, lait, miel, mais aussi cuir, laine, soie et sous-produits alimentaires ou cosmétiques. « Une subculture », dit-elle. Un mode de vie, une « philosophie », une question morale ou éthique.

« Un choix politique », tranche la philosophe Florence Burgat [^3], consternée par la volonté de certains États américains d’accorder au véganisme un statut comparable à celui des pratiques religieuses. « Croire, c’est le contraire de savoir. Le véganisme ne relève pas d’une croyance, mais d’une démonstration qui se fonde sur le degré de sensibilité et de conscience des animaux pour aboutir à la volonté de leur voir reconnaître des droits moraux et légaux. »

« Après la libération des esclaves et des femmes, le temps serait venu de libérer les animaux », résume aussi Marianne Celka. Emphatiques, provocateurs, choquants les véganes ? « Ils emploient un vocabulaire très dur en réponse à l’obscénité de l’industrialisation », analyse la chercheuse. Mais ils campent moins des « illuminés préférant l’animal à l’homme », comme on les caricature, que des rationnels soucieux de rétablir les grands déséquilibres entraînés par l’industrialisation et la surconsommation. Lévi-Strauss, Kant ou Derrida à l’appui, ils interrogent la violence qu’on accepte sur les animaux comme préparation à l’acceptation de son pendant sur l’homme. Les antispécistes viennent plutôt de mouvances de gauche que du milieu de la protection animale, souligne aussi Yves Bonnardel dans Les Cahiers antispécistes.

« Notre ère postmoderne est marquée par un retour de la sensibilité pour la nature : il faudrait la respecter plutôt que l’exploiter. En ce sens, le véganisme est un écologisme », estime Marianne Celka. « Les véganes sont plutôt écolos, observe pour sa part Florence Burgat, mais l’inverse n’est pas vrai : le parti vert reste très anthropocentré. »

Francisation d’un concept anglais (« speciesism », créé dans les années 1970 par le psychologue Richard D. Ryder, par analogie avec les questions de racisme et de sexisme), l’antispécisme s’est forgé en France pour rassembler les critiques de l’anthropomorphisme. Le mot « végane » est plus ancien : il remonte à 1944, quand Donald Watson crée au Royaume-Uni la Vegan Society, par scission avec la Vegetarian Society, laquelle lui refusait un article condamnant la -consommation de produits laitiers. Le véganisme, ou végétalisme, est né officiellement comme une forme plus poussée, plus aboutie, plus « cohérente » du végétarisme. Car, au-delà des abattoirs, c’est tout le système d’exploitation de l’animal qui est condamné : élevage, laboratoires et loisirs (zoo, parcs d’attractions, animaux de compagnie…). Mais la matrice est la même : le rejet et le dégoût des violences exercées sur l’animal par l’espèce dominante.

Or, ce rejet est très ancien. Renan Larue [^4], titulaire d’une chaire sur l’histoire du végétarisme et du véganisme à l’université de Santa Barbara, en Californie, le fait remonter à l’Antiquité. En 268, le philosophe Porphyre de Tyre aurait rédigé un traité végétarien d’abstinence animale et le premier livre d’éthique animale en Occident. Chez les philosophes grecs, il y a une fracture entre les pythagoriciens, défenseurs de la cause animale, et les stoïciens anthropocentristes, pour qui « tout est fait pour servir l’homme ». On trouve déjà ce que Renan Larue appelle le « bingo de l’alimentation carnivore ». À savoir un concentré des arguments visant à contredire ou à ridiculiser les végétariens. Le plus étonnant étant que ces arguments se sont maintenus malgré des siècles de philosophie contraire, Voltaire, Rousseau, Derrida, Schopenhauer ou encore Adorno s’offusquant de notre cruauté envers les animaux.

Le droit a évolué. En 1850, les actes de maltraitance animale sont interdits en France et en Angleterre. En janvier 2015, dans l’Hexagone, l’animal est reconnu « comme un être vivant doué de sensibilité ». Mais les préjugés ont la vie dure : « L’homme s’est toujours nourri de viande, comme les lions » ; « Si l’animal souffre, l’arbre aussi ? » ; « Tu ne veux pas tuer des vaches, mais les moustiques ? » ; « Les droits des animaux, d’accord, mais devant les droits de l’homme ? »… L’histoire du véganisme, c’est aussi une affaire de dénigrement et de faux procès, s’agace Florence Burgat : « L214 s’est vu reprocher de ne pas défendre les migrants. Mais les associations ont un objet statutaire : dans leur cas, il s’agit des animaux destinés à la boucherie. Par ailleurs, pourquoi les causes seraient-elles concurrentes ? D’autant que, quand on s’oppose au système d’exploitation de l’animal, on s’oppose en général à toutes les formes d’exploitation. » Pas de hasard si l’animalisme est né à la fin du XIXe siècle, inspiré par le sort des ouvriers dans les usines anglaises.

Hors norme et autodidactes, les véganes sont rompus au démontage d’idées reçues. Mais ce combat est un peu recouvert aujourd’hui par la « mode végane », qui a explosé notamment grâce aux réseaux sociaux. Blogs, restaurants, boutiques… La tendance regrouperait aujourd’hui 2 % de la population française. Dans le monde, elle concerne plutôt les urbains des capitales occidentales, plutôt laïcs, y -compris à Tel Aviv, où le véganisme en vogue serait plutôt le fait d’une génération occidentalisée que d’une nouvelle tendance du judaïsme.

Les relations entre véganisme et religions nourrissent beaucoup de fantasmes. L’emploi du terme « holocauste » par les antispécistes de l’association internationale 269 Life, très active en Israël, n’aide pas. Et Renan Larue consacre un chapitre de son livre à l’incompatibilité entre le christianisme et l’éthique animale. « Mais il fait l’impasse sur l’abattage rituel commun au judaïsme et à l’islam,conteste Florence Burgat. C’est un trait commun aux trois religions monothéistes, qui sont des religions carnées. L’hindouisme et le bouddhisme sont plus portés sur le végétarisme, pour des raisons complexes qui ne sont pas forcément liées au respect de l’animal. Paradoxalement, l’Inde est un grand exportateur de viande. » Autre trait du véganisme : c’est un mouvement très féminin. Une caractéristique historique de la libération animale. « La sollicitude envers l’animal privé de raison est une vaine considération dont la civilisation occidentale a laissé le soin aux femmes », ironise Élisabeth de Fontenay.

Aujourd’hui, le nerf de la critique « anti-végane », c’est l’argument diététique : peut-on se passer de viande et de produits laitiers sans mettre sa santé en danger ? Plusieurs actions en justice, aux États-Unis et en Italie, ont été intentées contre des parents véganes accusés de maltraitance alimentaire sur leurs enfants. Le débat fait rage entre médecins, pédiatres, nutritionnistes et naturopathes. Les véganes citent la bio–nutritionniste Marion Kaplan, qui rappelle que les apports nutritionnels varient selon la personne et son âge. En gros, il faut surveiller et adapter : ce qui est mauvais pour les uns ne l’est pas forcément pour d’autres.

Autre référence : le médecin Jérôme Bernard-Pellet, selon qui l’hostilité du monde médical envers le végétalisme est encore très importante en France. « Pourtant, une alimentation végétalienne bien menée – notamment supplémentée en vitamine B12 – ne donne aucune carence », affirme-t-il, rappelant que toutes les protéines sont disponibles dans le monde végétal. Il cite également des revues médicales internationales qui font l’éloge du végétalisme en matière de réduction des maladies cardio-vasculaires et du nombre de cancers du côlon et de la prostate. Effet connexe : attentifs à la provenance de ce qu’ils ingèrent, les véganes consomment des produits de meilleure qualité.

Le bémol, c’est pour les nourrissons. En toute logique, les véganes et les antispécistes devraient se faire les défenseurs de l’allaitement maternel pendant les six premiers mois. Mais entre 6 mois et 3 ans ? Les études et les prises de position médicale manquent. Pour des raisons culturelles ? En vue de la présidentielle, 26 organisations se sont rassemblées en un collectif, Animal politique, qui défend trente propositions pour induire un changement de société.

[^1] Auteur du Silence des bêtes, Fayard, 1998.

[^2] « L’animalisme : enquête sociologique sur une idéologie et une pratique contemporaines des relations homme/animal », Marianne Celka, thèse disponible en ligne.

[^3] Auteur du Droit animalier (PUF, 2016) et de _L’Humanité carnivore__,_ Le Seuil (à paraître en février 2017).

[^4] Auteur du Végétarisme et ses ennemis. Vingt-cinq siècles de débat, PUF.

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Le véganisme est-il un humanisme ?
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