Le tour de cochon de la CIA

L’Échappée ressort l’adaptation par l’agence de renseignement américaine de La Ferme des animaux, d’Orwell, en 1950.

Marion Dumand  • 21 décembre 2016 abonné·es
Le tour de cochon de la CIA
© Norman Pett/L’Échappée

Sortez vos bottes : nous allons plonger dans la boue de l’histoire, la grande, et nous y rouler avec plaisir : la fortune de La Ferme des animaux (roman et BD) n’est que succession de révoltes et de censures, de quiproquos et de rebondissements.

Résumé des épisodes précédents : en pleine guerre d’Espagne, George Orwell fait partie du Parti ouvrier d’unification marxiste (Poum), anti-stalinien et sévèrement réprimé par Staline, de qui le romancier entend bien dénoncer le détournement de la révolution russe.Achevé en 1944, La Ferme des animaux n’est publié que dix-huit mois plus tard : critiquer l’allié soviétique ne va pas de soi pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, la critique d’Orwell dépasse le seul Staline : « La morale, selon moi,écrit-il en 1946, est que les révolutions n’engendrent une -amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot. »

La Ferme des animaux est un succès, malgré une diffusion freinée par les autorités. Et, en 1950, en pleine guerre froide, la CIA décide d’adapter en film et en bande dessinée le roman satirique de George Orwell. La version dessinée par Norman Pett, spécialiste en pin-up, est traduite à tout va et envahit les quotidiens mondiaux, de Ceylan au Venezuela, de -l’Érythrée à l’Islande.

Comme le souligne la présentation de L’Échappée, « écrite contre la propagande, mais retournée par celle-ci, [l’adaptation d’Animal Farm] parvient finalement à retourner la propagande contre elle-même ». Fidèle, la version de la CIA reste en effet une charge réelle contre l’exploitation des travailleurs et les mensonges des politiciens. Et qu’elle soit prise à son propre jeu échappe à la CIA.

Des années après, l’agence américaine continue d’offrir cette « arme » pour lutter contre l’extrême gauche. C’est ainsi que la BD arrive dans les années 1970 à l’île Maurice. Inquiété par la montée du Mouvement militant mauricien (MMM), le pouvoir en place proclame l’état d’urgence, procède à des arrestations… et publie Repiblik zanimo dans un créole lissé, loin de celui des militants du MMM. Le premier album de BD mauricien !

C’est cette version qui vient d’être rééditée, précédée de son équivalent français ressuscité du créole et d’une riche présentation. Quel plaisir (certes exotique) de voir le cochon Napoléon (aka -Staline) parler mauricien ! Cerise sur le gâteau : qu’une « œuvre de la CIA » soit publiée par L’Échappée, elle qui proclame dans son texte fondateur : « Notre époque est épuisée, elle anéantit toute aspiration à la révolutionner. Le risque n’est plus tant de perdre le combat que de ne jamais atteindre le champ de bataille. Dans ce contexte hostile, notre envie d’éditer des livres en nous inscrivant dans une histoire révolutionnaire se fait chaque jour plus pressante. »

La Ferme des animaux, de George Orwell, adapté en BD par Norman Pett et retraduit du créole mauricien par Alice Becker-Ho, présentation de Patrick Marcolini, L’Échappée, « Action graphique », non paginé, 15 euros.

Littérature
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