En finir avec le vote utile ?

La présence quasiment assurée de Marine Le Pen au second tour soumet les électeurs de gauche à un dilemme cornélien.

Pauline Graulle  • 15 mars 2017 abonné·es
En finir avec le vote utile ?
© photo : JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Un communiste qui appelle à voter pour Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle. La tribune de Patrick Braouezec (Le Monde, 7 mars) a fait l’effet d’une bombe. Certes, l’ancien maire de Saint-Denis (93), hétérodoxe parmi les hétérodoxes au PCF, n’en est pas à son premier coup d’éclat. Il avait d’ailleurs voté pour José Bové, contre la candidate du parti, Marie-George Buffet, en 2007. Mais de là à donner sa voix à l’ultralibéral Macron… « Je mesure les conséquences dramatiques d’un second tour droite extrême-extrême droite pour la majorité de la population de ce territoire », justifie Patrick Braouezec, président de Plaine-Commune, une communauté d’agglomération au nord de Paris. Voter Macron « est donc un choix raisonné faisant “l’analyse concrète d’une situation concrète” ».

« Au premier tour, on choisit, au second, on élimine. » Le célèbre adage ne tient plus, avec une Marine Le Pen quasiment assurée d’être toujours en lice le 7 mai prochain. Le premier tour devenant le second, le piège du « vote utile » se referme sur la présidentielle de 2017 : pour s’épargner d’avoir à choisir au bout du compte entre « la peste » Le Pen et « le choléra » Fillon il vaudrait ainsi mieux, selon les « stratèges », choisir la « grosse grippe » Macron dès le 23 avril. D’autant que la victoire de Fillon face à Le Pen n’est pas assurée.

« Dans des périodes de moindre ancrage partisan, quand les repères idéologiques sont brouillés, les ressorts négatifs envers la politique peuvent primer _: parfois, le seul repère dont un citoyen dispose, c’est qu’il sait très bien qui il n’aime pas, qui il ne veut surtout pas voir gagner_ », explique Anne Jadot, maître de conférences en science politique à l’université de Lorraine et spécialiste des comportements électoraux [1].

Si le vote est (aussi) une question psychologique, le candidat d’En marche éviterait donc bien des souffrances. « Les considérations tactiques qui amènent à abandonner un candidat pour un autre ne sont pas simples, psychologiquement, et sont d’autant plus difficiles à traduire en acte que le candidat sur lequel on se reporte est éloigné de celui auquel on voulait initialement donner sa voix », explique Anne Jadot, qui souligne ainsi qu’Emmanuel Macron, qui se dit ni de droite ni de gauche, est le candidat « idéal » sur lequel se reporter pour bon nombre d’électeurs. « On peut faire l’hypothèse qu’une partie non négligeable du vote Macron sera un vote “barrage”, non pas comme en 2002, contre un seul candidat, mais cette fois contre une conjonction de deux candidatures [Fillon et Le Pen] », ajoute la politologue.

Au sein de l’électorat de gauche, qui voit Macron se hisser loin devant Mélenchon et Hamon dans les sondages, l’argument a pris comme une allumette dans une botte de paille. Au point qu’au lendemain de la tribune de Braouezec, Gérard Miller, soutien de Jean-Luc Mélenchon, a poussé un coup de gueule dans Le Monde. Dans une tribune intitulée « Est-il encore permis de voter à gauche quand on est de gauche ? », le psychanalyste fustige les « stratagèmes tortueux » des Braouezec et autres électeurs déjà perdants avant même la ligne de départ : « Une élection démocratique suppose la confrontation des idées, et pas la prise en compte anticipée d’un résultat aléatoire. Il n’y a rien de plus insupportable que les évidences qu’on veut nous faire gober. »

Dans le camp de Benoît Hamon, où les éminences socialistes désertent les unes après les autres pour rejoindre Macron, la chose est, là aussi, prise très au sérieux. L’argumentaire a été bien vite ficelé : oui, Benoît Hamon serait largement en tête au second tour en face de Marine Le Pen – mais nul ne dit en revanche comment le candidat compte atteindre le second tour… Et, non, Macron ne serait pas un rempart au Front national, mais son « marche-pied ». « Je pense que, partout en Europe, ce sont les politiques libérales et dérégulatrices qui font monter le FN, expliquait Benoît Hamon, la semaine dernière, dans un entretien au Monde. Non seulement le vote Macron est inefficace pour faire baisser le FN, mais je pense même qu’il peut être un accélérateur. Qui ne voit pas le parallèle avec le face-à-face Clinton-Trump ? […] Partout, l’indifférenciation gauche-droite fabrique des courants nationalistes à vocation majoritaire. »

Fichtre ! Le PS, voyant que « l’utilité » n’est plus de son côté, aurait-il soudain décidé de remettre en cause le mantra resservi à ses électeurs à chaque élection depuis 1969 et la fameuse diatribe de Michel Rocard (« Un jardinier arrose-t-il les vieux troncs ? ») ? Troqué l’éthique de la responsabilité pour l’éthique de conviction ? De quoi faire rire (jaune) du côté de Jean-Luc Mélenchon, qui se voit lui aussi comme le « Bernie Sanders » de l’histoire, et qui s’échine, depuis 2012, à convaincre que seule une rupture claire avec la social-démocratie permettra de faire descendre aux enfers l’extrême droite et sa clique.

Car, au fond, qu’est-ce que voter « utile » ? Ce qui est utile électoralement l’est-il aussi politiquement ? Est-il vraiment inutile de voter pour un candidat qui n’a pas de chance de l’emporter ? « Quand on pense vote “utile”, on pense “utilitarisme” : ne pas gâcher un bulletin de vote quand on pourrait en maximiser l’utilité, explique Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof de Science Po, mais l’utilité peut être interrogée de différentes manières : tout dépend de la priorité que l’on se donne. »

Cette priorité est-elle de barrer la route au FN en 2017 quoi qu’il en coûte ? Ou de s’atteler à l’éradiquer à la racine en prenant le risque de le voir l’emporter temporairement ? Dilemme cornélien pour les électeurs de gauche, dont bon nombre auraient préféré qu’une alliance entre Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon leur permette de combiner une victoire électorale et la mise en place d’une véritable alternative politique à un néolibéralisme dévastateur pour la démocratie.

Faute de quoi, ne reste aujourd’hui à l’électorat « stratège » que les sondages comme boussole. Et quelle boussole ! Que valent les sondages quand près de la moitié des électeurs restent – et pour cause ! – indécis ? « Aujourd’hui, vu le contexte économique, la qualité des sondages est toujours plus médiocre, ajoute Patrick Lehingue, professeur de science politique à l’université de Picardie Jules-Verne. Les questionnaires sont de plus en plus souvent passés en ligne et sont donc moins fiables. »

Ironie de l’histoire, c’est donc au moment où les sondages sont les plus contestés – pour n’avoir pas prévu le Brexit, l’élection de Trump ou de Fillon à la primaire – qu’ils apparaissent plus déterminants que jamais pour définir l’ordre d’arrivée probable de cette course de petits chevaux qu’est devenue la présidentielle. C’est au moment où les instituts de sondages sont les moins crédibles qu’ils seront le plus en position, non d’analyser le réel, mais de le créer : « Dans cette élection, Macron pourrait bénéficier d’un effet “boule de neige”, d’une prophétie auto-réalisatrice sur sa capacité à être présent au second tour », pointe Anne Jadot.

À moins que ce ne soit l’inverse, et qu’à trop voir Emmanuel Macron au second tour, l’électeur décide de se ranger derrière un vote de conviction qui conduira à un deuxième tour Fillon-Le Pen. Au petit jeu de la stratégie, les électeurs n’ont pas fini de tergiverser.

[1] Lire son interview sur Politis.fr