« Félicité », d’Alain Gomis : Un prénom pour destin

Dans Félicité, Alain Gomis brosse le portrait d’une femme indépendante en République démocratique du Congo, entre désespoir et énergie vitale.

Christophe Kantcheff  • 29 mars 2017 abonné·es
« Félicité », d’Alain Gomis : Un prénom pour destin
© photo : Céline Bozon

Son regard d’une noire intensité domine son visage tout en rondeur. Elle a cette beauté qu’ont les femmes indociles et fières, n’excluant pas un sentiment de plénitude. Elle se place derrière un micro et se met à chanter. Son chant est électrique, aigu, itératif. Son flow entêtant et précipité. Elle swingue comme une cheffe guerrière avec l’orchestre qui l’accompagne, charriant des traces de blues et une surprenante modernité. Félicité est chanteuse le soir dans un bar de Kinshasa, et son interprète, Véro Tschanda Beya, dont c’est la première apparition à l’écran, impose d’emblée une extraordinaire présence.

On dit souvent d’une fiction qu’elle est aussi un documentaire. Félicité, quatrième long métrage d’Alain Gomis, est non seulement un impressionnant portrait de femme en République démocratique du Congo, mais aussi deux heures de captation d’une comédienne de caractère, que le cinéma français n’a pas pour habitude de mettre en avant, et de telle manière. Ne serait-ce que pour cette raison-là, le geste d’Alain Gomis est politique.

Mais la dénomination « cinéma français » est sans doute abusive pour un cinéaste également bissau-guinéen et sénégalais. Être métis, dit-il dans le dossier de presse, c’est « ne pas ressembler aux gens qui me sont proches, ne ressembler ni à sa mère, ni à son père, ni aux gens de mes pays. Cette étrangeté à soi, il me faut l’affirmer. Je crois que le doute sur notre identité profonde est nettement plus répandu que ce que l’on prétend. Il y a là une espèce ce gouffre que je ne suis pas loin de trouver merveilleux ». Cette position hybride correspond aussi au cinéma qu’il réalise. De L’Afrance (2001) à ce dernier film en passant par Andalucia (2007) et Aujourd’hui (2012), Alain Gomis s’affranchit des frontières entre les genres, des figures attendues et des schémas narratifs calibrés.

Ainsi, Félicité se déploie en deux temps. Dans la première heure, Félicité doit trouver une somme d’argent importante pour que son fils, Samo (Gaetan Claudia), puisse être opéré après un accident de moto l’ayant gravement blessé à la jambe. La mère, affolée, frappe à toutes les portes, même les plus hostiles ou les mieux gardées. Elle récupère des dettes. Elle se rend chez son ex-compagnon, le père de Samo, dont on apprend que c’est elle qui l’a chassé du domicile commun. Il lui reproche sa prétention à être forte et à donner des leçons, alors qu’elle est aujourd’hui à terre. Elle affronte même l’humiliation et la violence quand elle force l’entrée de la maison d’un riche, qu’elle supplie de l’aider alors que le vigile se rue sur elle et la cogne.

Félicité l’orgueilleuse, la femme qui regarde droit devant elle, dont une amie de sa mère lui apprend qu’à 2 ans elle a été donnée pour morte mais que, revenant à la vie, elle fut rebaptisée « Félicité », court l’immense ville de Kinshasa et ses rues chaotiques sans autre obsession que de sauver la jambe de son fils. En vain. Samo doit être amputé.

La seconde partie du film est délestée de cette tension dramatique. Le désespoir engourdit Félicité, qui, le soir, devant son micro, n’a plus même le goût de chanter. Le film donne alors plus de place au personnage de Tabu (Tapi Mpaka), un homme qui s’enivre dans la boîte où se produit Félicité, et y drague chaque soir une femme différente. La relation qui s’établit entre Félicité et Tabu est d’un autre ordre, dont tout l’intérêt vient du fait qu’on ne peut précisément la nommer.

Félicité, qui est hors d’état d’être séduite ou de séduire – elle s’est coupé les cheveux très courts, comme une punition –, demande avant tout des services à Tabu. Tandis que celui-ci éprouve une sorte d’admiration envers cette femme qu’il a si bien définie peu de temps après l’avoir rencontrée : « Félicité, tu es belle comme les feuilles de ronces : quand elles rient, personne ne le voit. Comme quand tu ris. » Il lui apporte son aide, son soutien, sa présence. C’est aussi lui qui trouve la bonne attitude, non dénuée d’excentricité, pour sortir Samo de son abattement.

Félicité a la liberté de son personnage principal. Alain Gomis y fait discrètement entrer d’autres dimensions, dont celle de l’onirisme, avec des images récurrentes où Félicité, habillée tout de blanc, traverse une forêt dans la nuit et s’engouffre dans les eaux sombres d’un lac. Elle réapparaît pour découvrir au bout de son chemin un doux animal, hybride lui aussi, entre l’âne et le zèbre. Le cinéaste joue en outre avec différents registres musicaux, dont il organise la coexistence insolite. C’est le rock si singulier du collectif Kasai Allstars, avec lequel Félicité chante (dans la réalité, la chanteuse Muambuyi prête sa voix à Véro Tschanda Beya). Mais aussi le Fratres d’Arvo Pärt, interprété par l’orchestre symphonique de Kinshasa.

Quand cette musique s’élève, elle donne au film une coloration non pas mystique, mais spirituelle, fabuleuse. Elle entre en résonance avec les scènes nocturnes et mystérieuses ou encore avec ces vers du poète romantique Novalis, soudain prononcés par Félicité : « Viens récompenser ceux qui adorent la nuit. »

Sortir du désespoir. Félicité suit peu à peu cette voie. Grâce à Tabu et à sa patience aimante, elle finit par avoir un sourire puis un rire qui, contrairement à celui des « feuilles de ronces », est désormais visible. Alain Gomis a filmé la force d’une femme, inscrite dans un pays dont il ne renvoie pas une image misérabiliste, mais qu’il montre traversé par des énergies. Sa caméra révèle des ressources de beauté et de courage a priori insoupçonnées.

Félicité, Alain Gomis, 2 h 03.

Cinéma
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