Politique et histoire : Champ de batailles

La façon dont les hommes politiques se servent de l’histoire pour susciter l’adhésion en dit long sur eux-mêmes et sur les évolutions de la société.

Nadia Sweeny  • 1 mars 2017 abonné·es
Politique et histoire : Champ de batailles
© Photo : Luisa Ricciarini/Leemage/AFP

Les propos prononcés par Emmanuel Macron à Alger, le 14 février, ont fait du bruit. Définissant la colonisation comme un « crime contre l’humanité » dont la France « doit s’excuser », le fondateur d’En marche ! a reçu de certains une volée de bois vert. Emmanuel Macron découvre qu’en France l’histoire est restée un champ de bataille politique où le récit national tient sa ligne.

La droite de François Fillon porte en étendard le retour de ce roman national d’antan, dans lequel la France glorieuse suscite la fierté de la nation. François Bayrou, n’ayant pas peur des anachronismes, veut, lui, copier l’école de Charlemagne, alors que Jean-Luc Mélenchon affirme : « Nous sommes les filles et les fils des Lumières et de la grande Révolution ! À partir du moment où l’on est français, on adopte le récit national. »

Face aux crises économiques et sociales, aux instabilités politiques et financières, le passé redevient une valeur refuge. Comme si, impuissants devant un futur incertain, les politiques s’attachaient à nous faire rêver d’un passé glorifié, rassurant notre « identité nationale » mise en détresse par la mondialisation.

Pourtant, « l’idée que la nation se serait construite à l’abri de la mondialisation, qui la fragiliserait, est fausse », explique l’historien Nicolas Delalande, coordinateur du livre collectif L’Histoire mondiale de la France, dirigé par Patrick Boucheron. Avec cet ouvrage écrit par plus de 120 historiens, ce dernier « entend mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public », peut-on lire en introduction. Aujourd’hui, « s’est développée une idée plurielle, ouverte et évolutive de la nation, renchérit Nicolas Delalande. L’histoire est progressive et doit faire place à tout un ensemble d’acteurs, de territoires et d’espaces qui n’étaient pas intégrés au récit national ».

Ce processus, induit par l’accroissement des revendications émanant de la société civile, s’est mis en place progressivement depuis une trentaine d’années. L’histoire reprend une importance majeure dans la vie politique à l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981. Prenant le contre-pied de Valéry Giscard d’Estaing, pour qui le passé était une entrave à la modernisation – abandonnant même les commémorations du 8 Mai 1945 –, Mitterrand invoque ce passé comme force motrice du « faire nation ». C’est sous son mandat que sera votée la première loi mémorielle en 1990, dite loi Gayssot, qui crée le délit de négationnisme. En 1993, en hommage aux déportés du Vélodrome d’hiver, il crée une commémoration nationale annuelle, le 16 juillet, « des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite “gouvernement de l’État français” », refusant que la République soit « comptable des actes du régime de Vichy ».

La brèche est ouverte, Jacques Chirac s’y engouffre. « Il est, dans la vie d’une nation, des moments qui blessent la mémoire et l’idée que l’on se fait de son pays », déclare-t-il lors de son grand discours du 16 juillet 1995, en hommage, là aussi, aux victimes de la rafle du Vél d’Hiv. Chirac est le premier président à reconnaître l’implication de l’État français dans la déportation des juifs : « Une faute collective » qui nous donne « vis-à-vis des victimes une dette imprescriptible ».

Dès lors, le récit national glorieux s’effrite et le passé devient objet de négociations. Plusieurs grands pays, comme le Canada, l’Australie ou encore les États-Unis amorcent eux aussi l’inclusion des populations victimes dans leur histoire nationale, faisant de ces reconnaissances un marqueur du régime démocratique.

En France, on vote d’autres lois mémorielles. La loi du 18 octobre 1999 reconnaît « la guerre d’Algérie », celle de janvier 2001 le génocide arménien, la loi Taubira, en mai 2001, la traite négrière. « Nous sommes le seul pays démocratique à développer cette pratique de la vérité légale, d’ordinaire propre aux régimes totalitaires, s’insurge l’académicien Pierre Nora en 2008. Cela prend corps sur un mouvement vaste et profond des sociétés démocratiques contemporaines : la sanctification de la victime […], seule incarnation du Bien. »

Au même moment, les populismes signent leur retour sur le thème de l’identité, gonflé par les théories du choc des civilisations et les premiers attentats de groupuscules islamistes. Brandissant Charles Martel et le mythe de Poitiers, le Front national lance le slogan « Martel 732-Le Pen 2002 ». Un exemple illustrant singulièrement comment l’histoire redevient ce réservoir inépuisable dans le sens que Paul Valéry lui donnait : « L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout. »

Les vagues de reconnaissance sont fustigées par une certaine droite qui dénonce ce qu’elle appelle la « repentance ». « C’était un joli coup politique, souligne Patrick Garcia, historien, spécialiste des usages publics et politiques de l’histoire. La repentance est une notion ecclésiastique qui vient stigmatiser la reconnaissance comme un fait excessif et injuste, qui sous-entend une culpabilisation des générations actuelles. Or, la reconnaissance, ce n’est pas cela. »

La droite la transforme en un « fait du vaincu » : seul le perdant d’une guerre devait autrefois reconnaître ses fautes. Un sentiment de déshonneur dont Nicolas Sarkozy s’empare pour chauffer les foules à la veille de sa campagne présidentielle. Il travaille à faire voter la loi du 23 février 2005 en l’honneur de ceux « qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France » dans ses anciennes colonies, et tente d’imposer aux professeurs d’histoire l’enseignement des aspects « positifs » de la colonisation.

Le devoir d’aimer la France devient la ligne directrice de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy, avec le réenchantement du discours national et la valeur du sacrifice. Pourtant, son mandat est un échec en matière d’histoire : son projet de Maison de l’histoire de France, centré sur l’État-nation et les grands hommes, est vivement rejeté. « Le passé n’est pas, pour les historiens, un patrimoine que l’on doit préserver,explique Nicolas Delalande. C’est une matière qu’on réinvestit continuellement, qui n’est pas figée. Vouloir la figer est une illusion pour lutter contre des peurs de l’avenir. »

Mais le réflexe de la séparation des temps historiques et de leur mise en opposition est pourtant bien en place : Éric Ciotti, député des Alpes-Maritimes et membre de l’équipe de campagne de François Fillon, veut aujourd’hui inscrire les « racines chrétiennes » dans la Constitution. « Racines » maintes fois évoquées par l’ancien Premier ministre Manuel Valls.

« Ce n’est pas le rôle de la politique de se mêler de l’histoire, affirme pourtant Catherine Coutelle, députée PS de la Vienne, vice-présidente de la mission relative aux questions mémorielles lancée en 2005, dont le rapport de 2008 conseillait d’arrêter l’édition de lois sur la mémoire. L’histoire est réinterrogée en permanence avec notre regard actuel. L’inscrire dans la loi ou la Constitution, c’est la figer. »

L’Assemblée nationale vote plus volontiers des « résolutions ». Fin novembre 2016, le Parlement a ainsi réhabilité les communards victimes de la répression. Le projet est porté par des élus socialistes et communistes, et fustigé par la droite, qui dénonce une instrumentalisation de l’histoire à des fins de rassemblement politique.

Acter le passé au Parlement participe de la création d’une histoire officielle au sein de laquelle se cache l’enjeu de la construction d’un récit partagé. Un dispositif symbolique d’agrégation, dont le phénomène de reconnaissance doit élargir le spectre. Mais l’équilibre est difficile entre l’acceptation d’un passé commun qui impose l’inclusion de pages sombres et la valorisation de l’appartenance à une nation, dont une partie s’accroche à une représentation qu’elle a d’elle-même, par peur de se redéfinir.

« L’enjeu politique aujourd’hui est : comment on résiste à un certain aspect corrosif des reconnaissances, analyse Patrick Garcia. François Hollande évoque lui aussi une volonté de réenchantement pour redonner de l’assurance aux Français », mais il continue de reconnaître une partie du passé peu glorieux de la France. Le 1er décembre 2014, au cimetière de Thiaroye, au Sénégal, il admet que l’armée française « a retourné ses fusils » contre des tirailleurs sénégalais qui réclamaient leur pension. Il s’est engagé, fin décembre, à leur octroyer plus facilement la nationalité française. Plus tard, le 25 septembre 2016, il reconnaît « les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des harkis ». Reconnaissance applaudie des deux mains par la droite et l’extrême droite… qui dénoncent habituellement la « repentance ».

À chacune de ces occasions, le gouvernement rappelle le courage que nécessite l’exercice : « C’est en ayant cette lucidité sur les pages les plus sombres [de notre histoire] que nous pouvons éprouver une légitime fierté pour ses pages les plus glorieuses », a déclaré François Hollande. En 1903, Alphonse Aulard, historien de la Révolution, écrivait déjà : « L’histoire demeurera toujours la nation prenant conscience d’elle-même. »

Société Idées
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