Cérémonies secrètes

Les compositions de Winter Family sont autant d’univers sombres et énigmatiques.

Jacques Vincent  • 17 mai 2017 abonné·es
Cérémonies secrètes
© photo : Noa Ben Shalom

À l’écoute de certains disques, il apparaît comme une évidence que l’on pourrait classer les musiques en deux catégories, celles qui savent générer et conserver leur propre mystère, et d’autres, totalement transparentes. Mystère ou point aveugle, pour reprendre la terminologie de l’écrivain espagnol Javier Cercas parlant de certains romans, ceux qu’il juge dignes d’intérêt, dont l’intention, partant d’une ou plusieurs questions, n’est pas d’apporter une ou des réponses mais d’envisager le maximum de manières de poser les questions.

Pour revenir à la musique, celle de Winter Family appartient sans conteste à la première catégorie. Pour ce qu’elle affirme de singularité, de personnalité, et pour n’être jamais réductible à une seule forme. Le groupe est composé de Ruth Rosenthal, qui écrit les textes et chante, et de Xavier Klaine, qui joue de tous les instruments et chante également.

Les claviers constituent la base musicale. Certains, quelque peu antiques, ne sont pas sans rappeler Suicide. Mais un Suicide sans les poses rockabilly ni ce fantasme de bricoler du Phil Spector avec des engins électroniques à deux sous. En revanche, ils possèdent ce don d’entraîner dans un monde de ténèbres en faisant perdre pied à l’auditeur à travers une sorte d’hypnose provoquée à la fois par le rythme et, concernant notamment Ruth Rosenthal, un phrasé presque catatonique par endroits, comme s’il s’agissait de révéler des secrets auxquels seuls ceux qui méritent de les connaître peuvent avoir accès. Certains passages chantés en hébreu en parachèvent l’énigme.

C’est aussi une manière d’épaissir le mystère en rendant difficile l’accès aux mots, qu’il est pourtant indispensable d’aller chercher. Car il faut, pour saisir pleinement Winter Family, regarder en face cette poésie foisonnante, brûlante, tranchante, mordante, qui enchaîne les phrases comme des lambeaux de réel. Un réel souvent brut qui peut aller de la description amère d’un dimanche chez Ikea (« Tout ce que vous avez à faire est simplement acheter/Tout ce que vous voulez faire est juste mourir ») à des instantanés captés en Israël (« Voici Jérusalem, la ville de l’or au cœur de pierre ») ou à Gaza (« Une terre habituée à être nourrie du sang des enfants ne peut jamais être satisfaite »), terres d’origine de Ruth Rosenthal et très présentes ici.

L’intention de Winter Family semble bien être d’inventer ses propres liturgies et de faire de chaque chanson une cérémonie particulière. On ne s’étonnera guère d’apprendre que le duo avait enregistré une partie de son deuxième album dans une église. Ni que les deux protagonistes sont, en parallèle, engagés dans des projets de théâtre documentaire, comme c’est le cas en ce moment en Palestine, avec un spectacle intitulé Hebron. Les formes de leurs créations diffèrent mais témoignent toujours du bruissement du monde.

South From Here, Winter Family, Ici d’Ailleurs.

Musique
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