« Ceux qui cassent font partie de la manif »

Selon Ninon Grangé, l’affrontement entre les CRS et le cortège de tête agit comme le révélateur d’une violence subie par le corps social.

Ingrid Merckx  • 24 mai 2017 abonné·es
« Ceux qui cassent font partie de la manif »
© photo : Julien Pitinome/NurPhoto/AFP

Travaillant sur la guerre civile, l’état d’exception et la psychologie collective, Ninon Grangé replace l’émergence du cortège de tête dans le contexte d’état d’urgence et perçoit la violence lors des manifestations comme une réponse à un étouffement général et à une violence d’État.

Comment observez-vous le rapport à la violence au sein du cortège de tête ?

Ninon Grangé : J’ai constaté une gradation de la violence et un changement de configuration des manifestations, les rangs officiels étant progressivement démis de la première ligne au profit de ce « cortège de tête ». Le face-à-face entre la première ligne de la manifestation et celle des CRS me frappe : dans ces deux lignes horizontales qui s’affrontent dans l’espace, on ne sait pas bien d’où vient la violence. Où commence-t-elle ? Par un tag, un jet de projectile du côté des manifestants ? Des fumigènes, le maintien à terre d’un individu, ou le fait de le matraquer, du côté des policiers ?

Pour les petits groupes qui circulent au sein de ce cortège de tête, la violence pendant les manifestations révèle la violence d’État en faisant jaillir la répression policière, soit une violence légale mais illégitime. Celle du cortège de tête permet aussi d’exonérer le reste du cortège : seule la première ligne va vraiment au rapport de force. La violence intensifie le lien entre les individus dans cette foule.

La nouveauté, c’est que la partie paisible du cortège se refuse à condamner la partie violente. Ce qui est une manière de participer à la critique des comportements policiers et d’exprimer une solidarité avec la tête du cortège. Dans les manifestations traditionnelles, il y avait le cortège et ceux qu’on appelait « les casseurs », dont les violences étaient condamnées. Avec le cortège de tête, ceux qui « cassent » font partie de la manifestation.

Si le cortège de tête n’est pas identifié comme « casseurs », n’est-ce pas aussi parce qu’il revendique des casses « ciblées », sans se montrer virulent avec le reste des manifestants ?

La violence des casseurs, comme lors des émeutes en banlieue, est aussi l’expression d’une rébellion contre une violence sociale. Mais le cortège de tête révèle en effet à la fois une prise de conscience et une responsabilité collectives. Quelque chose s’exprime au-delà de la manifestation : un sentiment d’étouffement général, le rejet d’une certaine façon de vivre ensemble et celui d’un État à l’exécutif brutal. Le contexte du terrorisme a autorisé un changement tactique de la réponse des forces de l’ordre. En isolant un groupe de l’ensemble du cortège, en fragmentant le corps collectif, la nasse en est un des phénomènes les plus flagrants.

À quel point l’état d’urgence a-t-il nourri cette violence ?

L’état d’urgence n’a pas tellement été mis en avant ni contesté après sa première prolongation, sauf par quelques juristes. Il a été détourné de sa fonction première, lutter contre le terrorisme (avec aucune efficacité), et sert à lutter contre les altermondialistes, les opposants à la COP 21, etc. Il a donné aux forces de l’ordre une plus grande licence dans l’utilisation des armes. Il a fait monter le degré de violence. Celle du cortège de tête répond aussi à l’injustice que représente ce détournement.

Jusqu’où peut aller la volonté d’en « découdre » ?

En découdre, c’est le désir que le rapport de force se transforme en rapport de violence. Mais cela n’a rien à voir avec la guerre civile. Depuis les attentats et l’état d’urgence, le champ sémantique de la guerre a été utilisé par les pouvoirs publics pour faire peur. Certains manifestants, que l’on pourrait qualifier rapidement de révolutionnaires, se nourrissent aussi d’un certain romantisme de l’illégalité et de la guerre civile, dont la Commune de Paris pourrait être un emblème.

Le rapprochement avec la guerre civile – quand un groupe se lève contre un souverain ou un gouvernement, ou quand plusieurs groupes de citoyens s’affrontent – est un peu indécent. Ce que nous connaissons n’a rien à voir avec ce qui se passe en Syrie, par exemple ! Nous sommes plus dans une configuration de résistance à un État à tendance répressive, violente, presque autoritaire. Les morts, si cela arrive (comme on a pu le voir avec Rémi Fraisse), sont exceptionnelles. Le cortège de tête joue cette fonction de révélateur d’une violence subie par le corps social dans un contexte de crise. Difficile de savoir où il va, mais il fait surgir quelque chose !

Ninon Grangé Maître de conférences en philosophie à l’université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis.

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