Migrants sous surveillance

À Paris, le premier centre de réfugiés d’Europe a mis à l’abri plus de 10 000 personnes depuis son ouverture en novembre. Mais cet hébergement est conditionné à un enregistrement en préfecture. Humanitaire, vraiment ?

Ingrid Merckx  • 17 mai 2017 abonné·es
Migrants sous surveillance
© photo : PHILIPPE LOPEZ / AFP

L’homme derrière le comptoir se penche : « Ça va ? », s’enquiert-il en levant les sourcils. L’autre soulève un mocassin, puis le second. Appuie sur la pointe droite, passe au talon. Même chose avec le pied gauche, puis acquiesce : « Ça va ! » La pointure est bonne. Le voilà rechaussé.

Caleçons, tee-shirts, pantalons, vestes, chaussures… Les étagères s’étendent sur plusieurs mètres de long et de haut. « C’est le “magasin” », présente Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs Solidarité, qui gère le centre de réfugiés ouvert le 10 novembre 2016 boulevard Ney, dans le quartier de la porte de La Chapelle, à Paris. « On l’appelle comme ça parce qu’on y trouve de tout, mais c’est gratuit, comme tout dans le centre. » La laverie, au même comptoir, où des bénévoles récupèrent les sacs de linge sale déposés par les réfugiés ; le Photomaton ; les machines à thé et à café, en face, sur le bar électronique ; l’accès Internet dans cet espace commun et dans les cabanes ; les « restaurants » où sont servis trois repas par jour dans chacun des huit « villages »…

Derrière la Bulle, structure gonflable où les réfugiés sont répartis entre hommes seuls et personnes « vulnérables » (femmes isolées, avec enfants, familles), se trouve le centre de premier accueil (CPA) parisien. Soit 400 places qui valent de l’or, à en croire les files d’attente devant l’entrée au petit matin. « À l’intérieur, les lits sont entourés d’un petit rideau, pour avoir un peu d’intimité, comme dans les anciennes couchettes de train », poursuit Bruno Morel.

Conçues par Julien Beller, spécialiste de l’architecture éphémère et modulable, les cabanes en bois s’alignent en ruelles et finissent sur des sanitaires logés au fond de cet ancien bâtiment de la SNCF. L’immense halle en béton héberge provisoirement le CPA, qui doit migrer d’ici un an dans un autre lieu de la capitale. Sur l’aile extérieure de la halle, la Ville a installé des tables de ping-pong et des baby-foots. Un petit terrain de sport est à disposition devant les grillages que des artistes ont décorés « façon moucharabieh », et des fresques représentent des silhouettes de migrants et de travailleurs sociaux.

Emmaüs Solidarité emploie 120 salariés dans ce centre, qui ont pris leurs fonctions un mois avant l’ouverture, le temps d’être formés. Cinq cents bénévoles travaillent à leurs côtés : « Le jour du “speed dating”, un samedi matin à 9 heures, on pensait qu’il n’y aurait personne : 250 Parisiens attendaient devant la porte ! »,se réjouit Bruno Morel. Des livres à disposition, de la vraie vaisselle plutôt que du carton, des plantations à l’entrée, un centre médical avec consultation psy : le premier centre de réfugiés d’Europe a été pensé dans le souci des personnes et des traumatismes qu’elles ont subis.

Les 400 places de la halle sont réservées aux hommes seuls. Les femmes, enfants et familles sont redirigées depuis la Bulle vers un autre centre qui a ouvert fin 2016 à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) et où elles peuvent rester plusieurs semaines. Les mineurs isolés sont renvoyés vers une plateforme dédiée gérée par la Croix-Rouge, le Demie (Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers), et hébergés dans des centres pour mineurs. Ce qui, à Paris se résume bien souvent à un lit dans un hôtel meublé plus ou moins salubre, où ils sont livrés à eux-mêmes.

Porte de La Chapelle, l’hébergement est limité à dix jours. Juste le temps de se poser au sec et d’attendre qu’une place se libère parmi les 10 000 ouvertes dans les centres d’accueil et d’orientation (CAO) en province ou en centre d’hébergement d’urgence (CHU) migrants en Île-de-France. Chaque jour, la Bulle pointe le nombre de places disponibles en France à partir des chiffres que lui font remonter les préfets de région, avec plus ou moins de bonne volonté et d’efficacité. Dans les « restaurants » du centre, un tableau affiche les horaires des bus en partance. « Il faut libérer des places dedans pour ceux qui attendent dehors », explique Bruno Morel, qui reconnaît que la gestion de l’hébergement des réfugiés relève d’une mécanique complexe et aléatoire. L’Île-de-France a même délégué le calcul à un groupement d’intérêt public, le GIP-HIS (Habitat et interventions sociales) sous mandat de la Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement (Drihl), et dont le président d’honneur est Paul Duprez, également président d’Emmaüs Solidarité.

« Le nombre de places dans le centre parisien a été sous-évalué dès le départ », dénonce Caroline Maillary, du Gisti. Car 230 personnes y sont hébergées par semaine quand il faudrait 250 à 300 places. D’où les campements de fortune qui se reforment aux abords de l’entrée : des migrants arrivés de Calais en novembre, des déboutés du droit d’asile dans d’autres pays d’Europe, des primo-arrivants passés par la frontière franco-italienne…

En six mois, le centre parisien a mis à l’abri 10 117 ménages, dont 1 829 mineurs, 928 femmes et des familles : « Autant de personnes qui auraient été à la rue sinon ! », fait valoir Bruno Morel. Les associations de défense des migrants en conviennent, mais contestent la dimension humanitaire du centre. Non pas ses conditions matérielles et d’encadrement, contrairement à nombre de CAO et de CHU gérés par des prestataires « gestionnaires » non spécialistes du droit d’asile sur budgets de l’État, mais son sous-dimensionnement. « Si on est passé de 80 000 places d’hébergement d’urgence sous la présidence Hollande à plus de 130 000, il faudrait au moins cinq centres de ce type en France », reconnaît Bruno Morel.

Le Gisti et la Cimade voudraient voir se développer des places de droit commun dans des centres d’hébergement pour demandeurs d’asile (Cada), plutôt que de énièmes dispositifs de « sous-hébergements » venant s’ajouter aux préexistants. « Seul un demandeur d’asile sur deux trouve une place en Cada », rappelle Caroline Maillary. Mais c’est surtout le volet juridique du centre qui déclenche les foudres : chaque migrant hébergé dans la halle doit s’enregistrer au centre d’examen des demandes administratives.

« Centre humanitaire ou centre de tri ? », s’indignent les défenseurs des droits, qui contestent le fait de conditionner l’hébergement d’urgence (voir entretien). Les réfugiés venant de la Bulle auraient aussi le plus grand mal à faire enregistrer une demande d’asile dans la préfecture qui les accueille ensuite : _« 80 à 90 % ont déjà été enregistrés dans un autre pays d’Europe », souligne Caroline Maillary. Ils tombent sous le coup du règlement de Dublin, lequel les oblige à déposer une demande dans le pays de leur entrée dans l’Union. La France peut les expulser à tout moment. Et elle ne s’en prive pas depuis la circulaire Cazeneuve de juillet, enjoignant aux préfets d’appliquer le règlement de Dublin à la lettre. Toujours par crainte d’un « appel d’air »…

Société
Temps de lecture : 6 minutes