Cédric Herrou : « Fermer les frontières, ça ne marche pas »

Venu en aide à des migrants dans la vallée de la Roya, Cédric Herrou est poursuivi pour aide au séjour irrégulier. Il témoigne ici de la situation alarmante dans les Alpes-Maritimes.

Vanina Delmas  • 14 juin 2017 abonné·es
Cédric Herrou : « Fermer les frontières, ça ne marche pas »
© photo : Erick GARIN/Citizenside/AFP

Depuis Vintimille, en Italie, les migrants remontent le fleuve Roya à pied. Ils savent que, si tout se passe bien, ils atteindront la France par Breil-sur-Roya. Ce village de 2 000 âmes, au cœur de la vallée, est devenu un repère grâce à la solidarité de ses habitants, et le mot a circulé au-delà de la frontière franco-italienne. Son humanité surplombe fièrement les villes de Nice et Menton, lesquelles assument leur refus d’accueillir des migrants. Plus d’une dizaine de ces citoyens solidaires font face à la justice. C’est le cas de Cédric Herrou.

Entre son métier d’agriculteur, ses allers-retours à la préfecture, les convocations devant la justice, les sollicitations des médias et l’accueil de centaines de migrants chez lui, ses journées sont bien remplies. Considéré comme un passeur par l’État (alors qu’il n’y a pas eu de transport en échange d’argent), Cédric Herrou est surtout un témoin de la détresse de ces hommes et de ces femmes qui ont des milliers de kilomètres dans les jambes, et des dizaines d’heures d’attente devant les bureaux de la plateforme d’accueil des demandeurs d’asile (Pada), avec la crainte perpétuelle d’être reconduits en Italie. Son action l’a mené au tribunal, en février dernier, pour « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger en France » et « installation en réunion sur le terrain d’autrui sans autorisation en vue d’y habiter ».

Ce dernier motif remonte à octobre 2016, lorsque Cédric Herrou a participé avec l’aide d’associations, dont Roya citoyenne, à l’ouverture d’un squat dans un local désaffecté de la SNCF à Saint-Dalmas-de-Tende. Il a d’abord été condamné à 3 000 euros d’amende avec sursis, mais le procureur de la République de Nice a décidé de faire appel. Le procès se tient le 19 juin, et la mobilisation ne s’essouffle pas pour faire valoir les droits des migrants et l’abrogation de ce paradoxal délit de solidarité.

Depuis quelques semaines, vous accompagnez jusqu’à Nice des dizaines de migrants qui dorment chez vous, pour déposer leur demande d’asile. Quelle est la situation dans ce département ?

Cédric Herrou : Il y a quelque temps, nous avons tenté avec une famille érythréenne de faire la demande d’asile directement depuis la vallée de la Roya. Un échec : la famille a été reconduite en Italie. Nous nous sommes renseignés auprès des gendarmes pour savoir comment agir. Ils ont accepté que nous amenions quatre personnes par journée ouverte jusqu’à la plateforme d’accueil des demandeurs d’asile de Nice. C’est peu vu le nombre de personnes qui attendent !

Cachez ces migrants que je ne saurai aider

Des associations de défense des droits des étrangers ont révélé l’existence d’une zone de non-droit près de la gare de Menton. Dans les locaux de la police aux frontières (PAF), des migrants dits « en voie de non-admission », c’est-à-dire remis directement aux autorités italiennes, sont accueillis dans des bâtiments en préfabriqués et des sanitaires amovibles. Une zone de non-droit pour ces exilés que les autorités cherchent à cacher. En mai dernier, la Cimade et l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) n’ont pas pu y accéder alors qu’elles sont légitimement habilitées à la visiter.

La PAF a d’abord qualifié le lieu de « zone d’attente », puis de « zone de rétention provisoire ». Le tribunal administratif de Nice a été saisi en référé le 8 juin par cinq associations (l’Anafé, l’ADDE, la Cimade, le Gisti et le Syndicat des avocats de France), mais n’a pas ordonné la fermeture de ces modules préfabriqués car « les atteintes graves et manifestement illégales à la liberté de circulation et au droit d’asile dont se prévalent les associations ­requérantes ne sont pas établies de façon suffisamment certaine et précise. » Mais la justice enjoint tout de même le préfet des Alpes-Maritimes à déplacer ces personnes vers les zones d’attente prévues à la gare et à l’aéroport de Nice quand leur rétention excède quatre heures. Le préfet reste dans le collimateur de tous les défenseurs des étrangers puisque les associations locales Roya citoyenne et Tous citoyens ! ont demandé la nomination d’un médiateur pour pallier l’inaction des représentants de l’État.

Le mois dernier, je me suis absenté une journée. Quand je suis revenu, plus d’une centaine de personnes étaient chez moi : beaucoup de nouveaux arrivants, quinze mineurs qui avaient fait une demande de prise en charge auprès des services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et les 56 demandeurs d’asile qui font des démarches pour rester à Breil-sur-Roya. Le lendemain, je suis descendu par le train avec 85 personnes, en me demandant comment nous serions accueillis. Nous sommes restés trois jours à Nice, parce que les services administratifs étaient fermés pour cause de jour férié. Pour enregistrer les demandes d’asile plus rapidement, la Pada utilise du personnel de la préfecture. Ensuite, ils donnent un rendez-vous aux migrants dans les cinq jours, mais ce sont des rendez-vous bidon.

Pourquoi ces « faux » rendez-vous ?

Le problème des Alpes-Maritimes est simple : il n’y a aucun hébergement. Et la préfecture sait que les migrants font également une demande dans les départements voisins, alors le message est clair : « Partez ! » Un exemple : j’ai accompagné deux personnes à la préfecture. Un jeudi, à 16 h 30, les bureaux étaient fermés alors qu’elles avaient rendez-vous ! Le personnel a rouvert les stores, mais les services de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) étaient bel et bien fermés. Résultat : encore de l’attente, alors que les migrants ont besoin de ce papier pour prouver qu’ils ne sont pas reconductibles en Italie. Autre aberration : alors qu’ils sont domiciliés chez moi, à Breil-sur-Roya, les réfugiés ont une assignation à résidence à Nice. Mais, s’ils avaient la possibilité d’être hébergés à Nice, ils y resteraient sans problème ! On marche sur la tête…

Nous nous battons notamment pour que l’administration prenne en charge les mineurs isolés étrangers, mais celle-ci règle « le problème » en les déclarant majeurs. Ses agents transforment des gamins de 14 ans en gaillards de 20 ans ! Nous sommes donc obligés de les conduire dans d’autres départements pour que leurs droits soient respectés.

En février, vous avez été condamné à 3 000 euros d’amende avec sursis. Le procureur a fait appel. Êtes-vous toujours confiant envers la justice ?

Que voulez-vous que l’on me fasse ? Au pire, j’écope d’un mois ferme et ça me laissera le temps de me reposer et d’écrire un livre. Je connaissais les risques judiciaires, j’avais entendu parler de la « délinquance solidaire », mais, au bout d’un moment, il faut agir. Nous ne faisons pas de la contrebande de papiers, nous aidons des personnes ! Comme je l’ai dit au procureur, ma liberté ne s’arrête pas aux barreaux d’une prison. La désobéissance civile existe seulement en réaction à une politique qui ne respecte pas la loi. La justice est notre alliée.

Vous-même avez commencé à utiliser des recours juridiques contre l’État.

Depuis le mois de janvier, nous nous battons sur le plan judiciaire, car nous avons le département, la Région et l’État, via le préfet, contre nous. Grâce à notre réseau d’avocats, nous avons déjà gagné quelques batailles : le préfet a été condamné une première fois pour « atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile », car il avait refusé de délivrer à une famille érythréenne un dossier de demande d’asile. Il est de nouveau devant le tribunal administratif de Nice pour « enfermement d’étrangers en dehors de tout cadre légal » dans la ville voisine de Menton (voir encadré). Cette évolution de la situation montre bien le ridicule de la non-gestion de la question des migrants.

Aujourd’hui, les seules personnes en situation irrégulière pouvant accéder à leurs droits sont celles passées par la vallée de la Roya. Les autres subissent les contrôles policiers et sont reconduites en Italie. Autre paradoxe : j’ai désormais l’autorisation de faire passer des gens de chez moi jusqu’à Nice, alors que je suis poursuivi pour cela ! J’ai l’impression que nous sommes au début d’une nouvelle lutte, légale, et cela ne plaît pas aux pouvoirs publics, car leurs fautes deviennent visibles.

La médiatisation est-elle une arme politique pour vous ?

Quand on écoute les positions politiques des différents élus, on s’aperçoit très vite que le débat ne vole pas haut. Alors nous utilisons les médias pour parler de ce qui se passe réellement dans la vallée. C’est de l’information avant tout. Mais cela peut aussi se retourner contre nous. La deuxième fois que je me suis fait arrêter, on m’a reproché d’avoir fait passer la frontière à des migrants. Or, personne ne m’a pris en flagrant délit : la police s’est appuyée sur des reportages et des articles de presse, dont un du New York Times.

Monter les marches du Festival de Cannes, en mai dernier, avait-il la même signification politique ?

Notre première intention était d’obtenir un soutien politique de la part des responsables du festival. Nous avons expliqué la situation, les pressions subies. Ils nous ont entendus et nous ont invités à monter les marches avec des migrants. Cela s’est fait très naturellement. Puis Pierre Lescure, le directeur du festival, a proposé que l’on rattache notre venue au film documentaire À tous vents, que Michel Toesca est en train de réaliser. Il nous suit dans la vallée de la Roya depuis deux ans, et je me suis beaucoup investi dans ce projet qui retrace l’action des citoyens de la vallée face à l’arrivée des migrants.

La question des migrants a été peu abordée par les candidats à la présidentielle. Et, depuis son élection, Emmanuel Macron n’a pas vraiment donné de signes encourageants pour faciliter leur accueil. Qu’en pensez-vous ?

Je suis un peu dans ma bulle mais, pour moi, la politique c’est avant tout ce qui se passe sur le terrain. On ne parvient pas à mettre en place une politique d’accueil digne de ce nom, par incompétence et par peur du fameux appel d’air. Le Front national veut arrêter de délivrer des demandes d’asile. Mais comment fera-t-on, alors, pour avoir le récit de vie de ces réfugiés, permettant de savoir d’où ils viennent et donc de s’interroger sur le fait de les accueillir ou les reconduire ? Une véritable gestion migratoire passe forcément par l’accueil.

Les hommes politiques instrumentalisent le droit et la justice à des fins électoralistes et populistes ; ils déshumanisent les migrants, les personnes solidaires, la France. Nous ne sommes pas des No Border, nous constatons seulement que le discours du Front national prônant la fermeture des frontières ne fonctionne pas. Aujourd’hui, la frontière entre Breil-sur-Roya et Vintimille est fermée et très contrôlée : un barrage et un très gros arsenal policier ont été ajoutés, avec des militaires, des caméras infrarouges… Malgré cela, j’ai deux fois plus de monde chez moi que l’année dernière, quand tout était ouvert !

Tout est fait dans la précipitation. À Paris, les associations doivent agir dans l’urgence, car des centaines de personnes, dont des enfants, dorment dans la rue. Avant d’arriver là-bas, on traverse un paquet de départements : donc, si la gestion locale était plus efficace, ça irait peut-être mieux à Paris.

Des bénévoles d’associations, ou des citoyens engagés comme vous, sont pris pour cible et étiquetés « délinquants solidaires » par l’État sur tout le territoire. Parvenez-vous, malgré tout, à créer des liens avec les nombreux migrants que vous croisez et que vous hébergez ?

La situation que je vis, et que vivent beaucoup de personnes solidaires, est assez pesante. Mais, quand je suis chez moi, cela se passe bien. Nous sommes au milieu de la nature, dans un lieu privé, chose assez rare, donc la police ne débarque pas chez moi facilement. L’atmosphère est plus sereine qu’à Calais ou à Paris aujourd’hui.

Je suis autodidacte : j’ai appris au contact d’avocats et de militants sur le terrain. Au départ, j’ai agi par bon sens paysan. Avec le temps, je me suis dit que, s’il y a autant de problèmes en Italie ou en France, c’est qu’une loi fondamentale n’est pas respectée et qu’il faut trouver la source du problème. Depuis le printemps 2016, j’accueille beaucoup plus de personnes, car j’ouvre « le camping » sur ma propriété tous les jours, non-stop.

Actuellement, entre 150 et 200 personnes vivent chez moi, et sept personnes souhaitent vraiment y rester. Nous avons même le désir de monter une association ensemble pour vivre en communauté. L’idée serait de travailler pour récolter de l’argent et financer notre collectivité, car, pour le moment, nous nourrissons, habillons et soignons tout ce petit monde grâce aux dons. Et, pour ma part, je crois beaucoup à l’insertion par le travail.

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