Biodiversité : « Nous allons vers une crise majeure »

Pour le naturaliste Bruno David, la sixième extinction massive d’espèces que nous vivons actuellement, sous la pression des activités humaines, n’a pas d’équivalent dans l’histoire.

Hugo Boursier  • 26 juillet 2017 abonné·es
Biodiversité : « Nous allons vers une crise majeure »
© photo : SAMUEL BLANC/Biosphoto/AFP

C’est un signal d’alarme qui a pour enjeu l’avenir de notre monde. Le 10 juillet dernier, une étude menée par des chercheurs américains et mexicains révélait une accélération de la sixième extinction de masse des animaux. Les scientifiques ont analysé les évolutions de la moitié des espèces connues de vertébrés. Sur ces 27 600 espèces, plus d’un tiers se trouve en situation de déclin. La moitié risque de disparaître dans les quarante ans à venir, et des mammifères communs en 1970 sont aujourd’hui en voie d’extinction. Ce danger, lié à l’action de l’homme, n’a aucun précédent.

Bruno David, à la tête du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, décrypte les enjeux de cette sixième extinction d’espèces, après celle des dinosaures, il y a 66 millions d’années.

La majorité des scientifiques se rejoint pour parler de sixième extinction. Qu’est-ce qui caractérise ce phénomène ?

Bruno David : Une extinction se définit par son étendue, sa vitesse et son intensité. Elle est globale, concernant l’ensemble de la planète, atteint un certain nombre de groupes d’êtres vivants et touche la biodiversité de manière brutale – du moins à l’échelle géologique.

Or, plus qu’une extinction, la dernière étude scientifique décrit un phénomène de « défaunation » des vertébrés, c’est-à-dire une forte diminution de leurs effectifs. Le point commun de cette défaunation avec les crises des ères géologiques passées est son déterminisme multifactoriel. Les crises du passé ont été induites par des épanchements volcaniques, des bouleversements du climat ou le choc de météorites. Aujourd’hui, la biodiversité est aussi confrontée à plusieurs facteurs délétères, mais dont l’homme est responsable : déforestation, surexploitation des ressources, déplacement d’espèces qui deviennent envahissantes, etc.

L’image commune d’une extinction est celle d’une hécatombe brutale et instantanée. Mais un dinosaure regardant une météorite qui s’approche pour le tuer est une image totalement fausse ! Les extinctions du passé s’expliquent par une « diminution du succès reproducteur » des espèces. C’est-à-dire qu’il y a de moins en moins d’individus d’une génération à la suivante parce que les organismes, plantes ou animaux, ne trouvent plus les ressources nécessaires à leur survie et à leur bonne reproduction. Cela semble être également le cas aujourd’hui, puisque, outre l’étude de 2017, une autre parue en 2015 montrait que 420 millions d’oiseaux ordinaires avaient disparu en Europe en trente ans. Cela représente 25 % de leurs effectifs. Or, nous n’avons pas vu de cadavres le long des chemins : ce sont simplement leurs conditions de vie qui, se dégradant, ont conduit à une décroissance des populations sans que, pour autant, une seule espèce ne se soit éteinte.

C’est cette invisibilité qui rend difficile la prise de conscience du danger ?

L’érosion de la biodiversité est en effet plus sournoise du fait qu’on ne la voit pas. D’autant que des espèces qui souffrent d’un déclin important sont encore plutôt communes, comme les mésanges ou les rouges-gorges. Mais la diminution de leurs aires de distribution et de leurs effectifs mène dangereusement vers leur extinction.

L’accaparement du territoire naturel est une des causes de cette sixième extinction. En France, nous perdons un espace naturel équivalent à un terrain de foot toutes les cinq minutes. Un espace qui est transformé en parking, supermarché, piscine… Cela représente un département tous les sept ans.

Peut-on en conclure que l’espèce humaine est une espèce envahissante ?

Une espèce envahissante est une espèce qui a été transportée. Cela ne concerne pas l’humanité puisqu’elle s’est déplacée d’elle-même. Notre espèce poursuit ainsi une expansion naturelle et, si elle n’est pas à proprement parler « envahissante », elle a bien tendance à pulluler. Elle est aussi caractérisée par sa facilité à se déplacer. Enfin, sa taille est largement supérieure à la stature standard d’un animal, qui est plutôt celle d’une fourmi.

La question démographique est ainsi un des enjeux majeurs de notre futur. Lorsque nous étions 500 000 sur Terre, il n’y avait aucun problème. L’espèce humaine contribuait certes à l’érosion de certaines populations, voire d’espèces, mais le plus souvent de manière très locale. Ces pressions anthropiques ne sont pas nouvelles : au temps des Romains, il existait déjà des pollutions au plomb. Mais elles se sont fortement accentuées au fil du temps. Le basculement a commencé à partir de l’ère industrielle et s’est intensifié après la Seconde Guerre mondiale, en lien avec un large progrès technique.

Ce sont des questions complexes, car elles obligent à penser un équilibre entre la praticité d’un usage et son impact sur l’environnement. Par exemple, lorsqu’une autoroute est construite, cela facilite la vie des usagers, mais cela fragmente aussi le paysage, et plusieurs populations d’espèces de petite taille risquent d’être séparées, ce qui entraîne leur appauvrissement génétique et des risques d’extinction locale.

Quelle conséquence a la disparition d’une espèce au sein d’un écosystème ?

Selon les cas, l’environnement sera plus ou moins bouleversé. Le plus difficile à comprendre, c’est que nous ignorons ce que peut devenir un écosystème sous tension. J’utilise souvent comme comparaison l’exemple de la tour Eiffel. Enlever certaines de ses poutrelles ne la fera pas s’effondrer, jusqu’à ce que l’on ôte la poutrelle de trop. On ne peut pas savoir à partir de quel seuil la disparition d’espèces va conduire à un nouvel équilibre.

On peut aussi prendre la métaphore du paysage adaptatif et imaginer un « paysage écologique » fait d’un ensemble de vallées séparées par des collines. Dans ces vallées, une bille roule naturellement : c’est un écosystème stable. Si on déstabilise trop cet environnement, la bille va osciller sur les flancs des collines et basculer dans une autre vallée. Elle ira ainsi vers un autre équilibre (écosystème) très difficile à prévoir.

L’être humain, en détruisant la nature, condamne aussi sa propre espèce…

Oui, d’autant plus qu’il éradique des espèces qu’il n’a jamais vues. Il faut savoir que nous ne connaissons environ qu’un dixième des espèces existantes. Et certaines d’entre elles nous sont précieuses. Ce qui permet aujourd’hui de réaliser des greffes efficaces, c’est une molécule que l’on appelle la ciclosporine, trouvée en 1972 sur un champignon microscopique qui vivait dans les sols de Scandinavie. Plus récemment, les scientifiques se sont aperçus que des bactéries qui prolifèrent sur des larves de petits organismes marins possèdent des propriétés anticancéreuses. Nous avons donc besoin de prendre soin des autres espèces pour soigner la nôtre.

L’être humain perturbe les services écosystémiques dont il a besoin. Par exemple, plus de 50 % de l’oxygène de l’atmosphère est fourni par des algues microscopiques des océans. Dans le cadre du réchauffement climatique, l’accroissement de la dissolution du gaz carbonique dans les océans accentue l’acidité des eaux. Si ces algues se développent mal, une partie des ressources en oxygène disparaîtra.

Bouleverser nos écosystèmes représente un pari risqué sur l’avenir, car très peu de nouvelles espèces apparaissent pour remplacer celles que nous poussons vers l’extinction. Auparavant, sur des périodes de l’ordre du million d’années, les taux d’apparition pouvaient compenser les taux d’extinction. Au cours des derniers 500 millions d’années, le bruit de fond, hors période de crise, a été de l’ordre de 20 % : chaque million d’années, 20 % des espèces disparaissaient pour laisser place à de nouvelles espèces. Cependant, ramené à un million d’années, le taux observé sur les deux derniers siècles n’est pas de 20 %, mais de 8 000 % ! Ce calcul est bien sûr très approximatif, mais cela signifie que, si nous continuons à vivre et à consommer de la même manière, la biodiversité s’éteindra plus vite que nous ne le pensons.

Le paramètre de la vitesse est majeur dans l’évolution de notre environnement. Notre impact sur la planète s’intensifie trop rapidement par rapport aux capacités d’adaptation et d’évolution des autres espèces. Certaines d’entre elles sont capables de s’acclimater, mais, globalement et sur le long terme, l’équilibre ne pourra pas tenir.

Quel rôle doivent avoir les sciences dans cette nouvelle relation avec ce qui nous environne ?

On ne trouvera pas de solution à la crise écologique actuelle sans un apport massif des sciences humaines et sociales, qui traitent des questions d’acceptabilité, de pratiques, de règles, de droit, d’économie… et qui doivent nous aider à adopter des solutions qui soient à la fois acceptables socialement et efficaces pour la biodiversité.

Nous sommes sur la trajectoire d’une crise majeure. Aucune extinction dans le passé n’a été engagée aussi rapidement. Et, pour la première fois dans l’histoire de la Terre, c’est une espèce – la nôtre – qui en est la cause. Mais il ne faut pas oublier que, contrairement aux autres êtres vivants, nous sommes dotés d’une conscience capable de nous conduire à nous remettre en question. Nous avons donc, en principe, les clés pour réagir.

Bruno David Naturaliste, spécialiste en paléontologie et en sciences de l’évolution et de la biodiversité, président du Muséum national d’histoire naturelle.

Écologie
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