Exil ou évasion : marcher pour survivre

Lluis Montagut, en 1939, fuit le fascisme espagnol. François Mitterrand, en 1941, s’évade du stalag. Mamadou Bah, en 2016, franchit la frontière italienne : trois récits où la marche fut salvatrice.

Hugo Boursier  • 26 juillet 2017 abonné·es
Exil ou évasion : marcher pour survivre
© Photo : STF / AFP

Marcher pour fuir les guerres, échapper à la mort, ou s’évader d’une prison. La philosophe Hannah Arendt voyait dans les réfugiés « le groupe le plus symptomatique de la politique contemporaine [1]. »

La Retirada

Parmi les étymologies du mot « retraite », on trouve le geste de se mettre hors d’atteinte des bottes que porte l’adversaire. C’est pour s’éloigner des bottes du fascisme de Franco à partir de la prise de Barcelone par ses troupes, le 26 janvier 1939, que 500 000 personnes ont fui l’Espagne pour rejoindre la France. Cette période, on l’appelle « Retirada ». Dans ce long exil, les civils et les soldats républicains se sont mêlés pour tâcher de survivre, franchissant les cols glacés des Pyrénées, sous les bombes du dictateur, aidé par l’Italie et l’Allemagne.

Lluis Montagut raconte : « Toute la nuit, de ce mirador improvisé, au milieu d’une immense étendue de neige, nous avons contemplé, atterrés, les derniers sursauts de notre impossible lutte contre les forces réactionnaires du monde entier. Et voilà que le jour arrive, imperturbable, insensible à la douleur des vaincus dont le calvaire va se poursuivre. [2] »

Le plus dur reste en effet à venir : la France du gouvernement d’Édouard Daladier n’est pas préparée à accueillir, de manière aussi précipitée, ces centaines de milliers d’individus. Dans un contexte de xénophobie croissante et de rejet du communisme, ce sont des « camps de concentration », selon les termes officiels, qui sont montés à la hâte, parfois par les Espagnols eux-mêmes. L’écrivain Manuel Andújar, emprisonné au camp de Saint-Cyprien, décrit : « Le vent poignarde les rêves, souille les nourritures, gifle à mort les visages, le vent qui module la vie entière au gré de sa musique centrale [3]. » En six mois, environ 10 000 personnes trouvent la mort dans ce que les exilés ont appelé « les camps du mépris ».

François Mitterrand, l’évadé

Entre le 17 juin 1940, date où le gouvernement français appelle à déposer les armes, et le 22 juin, où l’armistice prend effet, 900 000 soldats sont emprisonnés dans des camps en France puis en Allemagne. Parmi eux, ­François Mitterrand. Emmené au stalag de Ziegenhain, puis à celui de Bad Sulza, il reste près de 850 jours en captivité. C’est durant cette période que le jeune homme de 24 ans fait l’expérience de la hiérarchie sociale dans le cadre de la survie, menée avec brutalité par des hommes issus de milieux aisés. Il raconte : « J’ai découvert des réflexes de classe qui m’étaient étrangers ; j’ai vu se décomposer le monde de ma jeunesse. Ce fut le règne du plus fort – le gouvernement du couteau [4]. »

Dès décembre 1940, quand son bras blessé ne le gêne plus, Mitterrand se concentre sur les moyens dont il dispose pour s’évader. Le 5 mars 1941, avec un compagnon détenu, il s’échappe. « Nous avons dû suivre dans la neige les traces des sangliers, tant était épaisse la couche blanche », écrit-il. Mais, dénoncés par des villageois après trois semaines de marche sous une pluie battante, ils sont emmenés à la prison de Spaichingen, condamnés à trois semaines de cachot. « Jamais je ne connaîtrai un dénuement, un isolement pareil. » Le 28 novembre 1941, Mitterrand retente sa chance avec deux camarades. Isolé et frigorifié, il se rend à l’hôtel pour la nuit. Erreur : les propriétaires alertent les autorités. C’est le camp disciplinaire en Pologne qui l’attend, mais, le 10 décembre au matin, il réussit une nouvelle fois à s’enfuir. Après un périple difficile, passant par la France occupée, il rejoint finalement sa cousine à Mantry (Jura), puis part pour Vichy, où il travaille pendant deux ans comme contractuel auprès des anciens prisonniers. Une période qui lui sera reprochée par les communistes dès 1948, et jusqu’à la fin de sa vie.

Mamadou Bah, un survivant

« Ousmane m’a dit : “Laisse-moi. Tu as encore un peu de force, continue. Moi, je préfère mourir ici. Je ne peux plus continuer”. » Avec son camarade de 17 ans, rencontré quelques heures plus tôt, Mamadou Bah a vu l’enfer prendre la forme de montagnes. Le 5 mars 2016, alors que le Malien rentrait d’Italie pour renouveler sa carte de séjour, après trois ans passés à Paris où il travaillait comme boucher-tripier sur les marchés, il se fait arrêter dans le train en direction de la France, faute de passeport. Il est ramené à Bardoneccia, une station à 1 300 mètres d’altitude. Décidés à passer la frontière, Ousmane et lui parlent avec un villageois. La solution la plus rapide est de marcher jusqu’à Briançon. Pendant une trentaine de kilomètres, les deux hommes essaient de survivre dans une couche de neige qui leur arrive à la poitrine. Ils ne portent qu’un jean, une veste légère et des baskets. Mamadou Bah raconte : « Nous étions pris dans une crevasse, et mon collègue n’arrivait pas à sortir. Je l’ai aidé en tressant mon jean à ma veste. Après ça, je lui ai dit qu’il fallait qu’on avance, sinon on allait mourir. Il en était incapable. Je n’avais jamais eu aussi froid de ma vie. On n’avait plus de batterie sur nos téléphones. On ne pouvait pas appeler les secours. »

Lorsque Ousmane ne peut plus avancer, Mamadou est perdu. Fondant en larmes, il décide tout de même de repartir. Par chance, il croise une skieuse, qui appelle les secours. Un hélicoptère se charge de son jeune ami. Lui est ramené à Briançon en voiture. Pensant que ses pieds et ses mains allaient dégeler progressivement, il se dirige vers la gare pour rentrer à Paris. Il ira finalement à l’hôpital, où les médecins, deux semaines plus tard, lui annoncent qu’il doit être amputé des deux pieds.

Plus d’un an et demi plus tard, Mamadou Bah est toujours alité au centre de rééducation Rhône-Azur de Briançon. « Je ne sais pas ce que je vais devenir. Tout ce que je veux, c’est avoir une meilleure santé et vivre comme tout le monde. » Après deux opérations, il attend une nouvelle greffe de peau. En 2011, le Malien, qui fuyait la guerre, ne souhaitait pas venir en Europe. Mais, bloqué en Libye après la mort de Kadhafi, il a été contraint de prendre le bateau pour l’Italie. D’après les associations locales, la frontière alpine est traversée par presque dix personnes par jour.

[1] Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt, Points, 2005.

[2] J’étais deuxième classe dans l’armée républicaine espagnole. 1936-1945, Lluis Montagut, La Découverte, 2003.

[3] Les Camps sur la plage, un exil espagnol, Geneviève Dreyfus-Armand, Émile Temime, Autrement, 1995.

[4] Mémoires interrompus, François Mitterrand et Georges-Marc Benamou, Odile Jacob, 1996.