Bertrand Leclair : L’angoisse de séparation

Dans Perdre la tête, Bertrand Leclair insuffle à une histoire de trahison amoureuse un rire touchant au grotesque.

Christophe Kantcheff  • 13 septembre 2017 abonné·es
Bertrand Leclair : L’angoisse de séparation
© photo : George Seguin

Wallace, un Français vivant à Rome parce que sa femme, Hannah, y travaille momentanément, est allongé dans une chambre d’hôpital, un genou explosé. Giulia, sa jeune maîtresse, en état de panique, lui a donné rendez-vous, a sorti un révolver et tiré. Justification invoquée : elle veut ainsi éviter à Wallace d’être la victime des agissements de son mari, riche collectionneur d’art qu’elle soupçonne d’être en lien avec la mafia. Gravement handicapé depuis un accident de moto, cet homme aurait projeté de faire greffer sa tête sur le corps de Wallace…

Monstrueux ? Oui, monstrueusement énorme aussi – même si l’on sait que des scientifiques Folamour caressent cette utopie. L’ambition de ce nouveau livre de Bertrand Leclair n’est pas moins dimensionnée. Voilà un roman qui multiplie les têtes chercheuses dans l’épaisseur du monde, absorbant dans un même et vaste mouvement le trafic d’organes de migrants, la trahison amoureuse, la surabondance de l’information et bien d’autres sujets.

Il faut dire que Wallace est immobilisé dans son lit pour de longues semaines, posture favorable à se raconter des histoires. D’autant que le gagne alors le démon de la jalousie vis-à-vis de Giulia. « Aucun romancier n’a jamais eu une puissance d’imagination une seconde comparable à celle de l’homme en proie à la jalousie », affirme-t-il d’expérience, puisque lui-même est romancier !

Nous voici donc dans la tête de Wallace, ouverte à tous les vents mauvais des sentiments obsessionnels – la persécution ou la culpabilité –, et par-là même en train de lire le roman qu’il a entrepris de sa triste aventure. Au-delà de la confusion des identités entre le personnage, le narrateur et l’auteur, on assiste au flot irrépressible de mots surgissant dans l’esprit de Wallace. C’est-à-dire à la naissance, en temps réel, de l’écriture. Ce moment de liberté totale où le livre à venir est un champ de possibles, qui pourtant répond à une nécessité.

Sur son lit de douleur, en proie à ses tiraillements amoureux et à ses angoisses, Wallace adjoint le pathétique au grotesque. Où l’on retrouve l’énorme et le débordement. Un rire incommensurable traverse Perdre la tête. Les pensées de Wallace finissent toutes par buter sur une même image de séparation du corps et de la tête, terrible et gaguesque à force de répétition. D’où, soudain, ces pages « théra-peutiques » dressant la liste des expressions à proscrire (exemple : « tu es sans queue ni tête »). Le rire enfle et tourne à la farce, où résonnent des échos de l’implacable ironie de Tristram Shandy, du vaudeville à la Feydeau (la scène de colère d’Hannah, furieuse et hilarante) et « l’humour de Marcel Proust [1] ».

Loin des petites musiques fabriquées au kilomètre, Perdre la tête « déraille », comme -Wallace et comme Bertrand Leclair, qui n’ont pas appris à « marcher droit ». Ce sont de ces irréguliers dont la littérature a besoin.

[1] Titre d’un livre de Bertrand Leclair, Gallimard, « Folio », 2016.

Perdre la tête, Bertrand Leclair, Mercure de France, 256 p., 19,50 euros.

Littérature
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