L’effondrement, une idée qui monte

La notion de collapse civilisationnel n’est plus l’apanage des catastrophistes. Les désastres déjà visibles interdisent le déni et invitent à agir en profondeur.

Vanina Delmas  • 1 novembre 2017 abonné·es
L’effondrement, une idée qui monte
© photo : Tim Wagner/Ende GelÄnde/Flick’r

Cet été, la tranquillité des sommets alpins a été brutalement troublée : la paroi du Piz Cengalo, qui culmine à 3 369 mètres d’altitude entre la Suisse et l’Italie, s’est détachée. En une minute, quatre millions de mètres cubes de roches se sont déversés dans la vallée, huit personnes ont disparu, douze maisons ont été emportées. Les scientifiques affirment que l’écroulement est une conséquence du réchauffement climatique : les températures estivales en augmentation ont fragilisé le permafrost, ce sol gelé censé conserver en profondeur une température en dessous de 0 °C.

Cet effondrement de la montagne personnifie un effondrement plus global de notre civilisation industrielle à bout de souffle, dont le capitalisme et le mythe de la croissance salvatrice sont les moteurs. La crise financière mondiale en 2008-2009 a fissuré quelques œillères. Le pic pétrolier, à savoir le début du déclin des ressources, invite à une prise de conscience moins timorée. L’Agence internationale de l’énergie estime que le pic de production de pétrole conventionnel a été passé en 2006. La descente est donc déjà amorcée : l’écart entre la demande et les disponibilités se creuse, engendrant la recherche de pétrole non conventionnel, un fléau pour l’environnement et pour le réchauffement climatique. Les excès de notre civilisation industrielle l’ont conduite à une autodestruction progressive.

L’idée que la catastrophe est là et ne doit plus être niée se fraye un chemin, bon an mal an, parmi les universitaires, et auprès du grand public. Les rapports considérés comme alarmistes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) deviennent réalité. Mais c’est l’effet domino de tous ces facteurs poussés par un dérèglement climatique au-delà de toutes limites qui éclate au grand jour. Pour le géographe Renaud Duterme, « le grand apport des théoriciens de l’effondrement est d’insister sur le caractère systémique de ces “crises”, à savoir leur interconnexion mutuelle […] qui peut (va ?) conduire à un bouleversement irréversible de nos sociétés [1] ».

En 2005, Jared Diamond a analysé comment des civilisations telles que les Mayas ou les Vikings du Groenland ont disparu, en se fondant sur cinq critères : dommages environnementaux, changement climatique, hostilité des voisins, relations avec les partenaires commerciaux, réponse apportée aux problèmes environnementaux [2]. Si sa théorie esquissait une vision transdisciplinaire de la notion d’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, elle oubliait des secteurs comme l’économie, la finance ou le nucléaire. Dix ans plus tard, Raphaël Stevens, écoconseiller, et Pablo Servigne, ingénieur agronome et docteur en biologie, ont poursuivi ce travail visant à « décomplexer cette pensée » en inventant « un peu pour rire au début » la « collapsologie » (de l’anglais collapse, « effondrer ») : la « science de l’effondrement de la civilisation industrielle [1] ». « Nous avons senti que ça répondait à un besoin de sérieux pour arrêter de tourner la question de l’effondrement en dérision avec des blagues sur les Mayas ou l’apocalypse en 2012 », explique Pablo Servigne. Leur « petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes » livre une analyse systémique des chiffres et des faits en acceptant d’y mêler un brin d’émotion puisque ce « n’est pas une science neutre et détachée de son objet d’étude ». Leur discours ne se veut ni optimiste ni pessimiste, juste lucide.

La décadence de l’île de Nauru, située au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, illustre ce système boule-de-neige. En trente ans, elle est passée de la prospérité à la dévastation, notamment grâce et à cause de l’exploitation et de l’export du phosphate, minerai précieux pour les engrais agricoles. Après les années de faste entre 1968 et 1998, la dégringolade : amenuisement de sa seule ressource naturelle, mauvaise gestion financière, dettes, population affamée et malade, désastre écologique… Le serpent de la mondialisation s’est mordu la queue.

Les impacts sur l’environnement n’ont pas été une évidence immédiate, même pour les précurseurs. L’ingénieur Dmitry Orlov, témoin de la chute de l’URSS, a identifié les cinq stades de l’effondrement : financier, économique, politique, social et culturel. Récemment, il en a ajouté un sixième : l’effondrement écologique. « J’ai presque inconsciemment créé un scénario où la civilisation industrielle s’estompe assez rapidement pour sauver ce qui reste du domaine naturel, permettant à un reste de l’humanité de prendre un nouveau départ », écrit-il sur son blog en 2013. Ce stade ultime a débuté mais personne ne sait jusqu’où il ira. « C’est le plus difficile à percevoir et le plus profond car il y a des risques qu’il engendre la disparition de l’espèce humaine, voire d’autres espèces, notamment à cause de deux facteurs : le climat et le nucléaire », décrypte Pablo Servigne. Deux points de non-retour intrinsèquement liés à notre société.

Accepter sa propre fin, et admettre que les activités humaines en sont responsables, est un défi pour l’intellect humain, difficile à relever malgré les signaux et l’action des lanceurs d’alerte. En 1972, à la demande du Club de Rome, quatre chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) rédigent un rapport intitulé The Limits to growth, traduit en français par Halte à la croissance ?. Grâce à un programme informatique, ils produisent douze scénarios dévoilant plusieurs modes de développement de l’humanité entre 1900 et 2100. Tous conduisaient à un effondrement. Dans la préface de leur étude actualisée en 2002, les auteurs concluent que la croissance ne mène à l’effondrement « que lorsque celle-ci a entraîné un dépassement, c’est-à-dire une exploitation des ressources et des exutoires de la planète au-delà de ce qui est soutenable. En 1972, la population et l’économie mondiales semblaient toujours nettement en deçà de la capacité de charge de la planète. Nous pensions avoir le temps de poursuivre tranquillement notre croissance tout en réfléchissant à des solutions à plus long terme. »

L’effondrement de notre civilisation n’est pas, ne sera pas une crise cardiaque soudaine. Elle ressemble plutôt à une maladie incurable, connaissant des étapes successives, avec laquelle on doit vivre, alors autant y faire face le mieux possible. Dans Tout peut changer, la journaliste Naomi Klein reste optimiste pour faire comprendre que la lutte contre le réchauffement climatique passe par la sortie du capitalisme. Son credo : « Les politiciens ne sont pas les seuls à détenir le pouvoir de déclarer une crise. Les mouvements citoyens de masse sont également en mesure de le faire. » Il y a ceux qu’on nomme les survivalistes, régulièrement présentés comme des marginaux s’entraînant à vivre dans des bunkers au fond de leur jardin, mais aussi tout un mouvement prêt à la transition écologique, dans l’agriculture, les énergies renouvelables, les low tech.

L’urgence de la situation justifie la désobéissance civile, et incite à aller plus loin dans les actions, comme le fait la coalition internationale Ende Gelände. Depuis 2015, des milliers d’activistes se réunissent pour bloquer des mines et des centrales à charbon allemandes. « Nos actions sont fortes car on se retrouve pour reconquérir une puissance d’agir alors que, paradoxalement, on se sent d’abord impuissant face à cet effondrement », décrit Lena, membre d’Ende Gelände en France. La COP 23 se déroulant cette année à Bonn, c’est une belle occasion pour bloquer la mine de lignite à ciel ouvert – une des plus polluantes d’Europe –, qui se trouvera à quelques kilomètres seulement des tables de négociations. « Parallèlement, nous construisons un narratif plus positif, notamment avec un camp climat (ateliers, discussions, formations…), car nous ne pouvons pas attirer les militants seulement en leur faisant peur, précise-t-elle. Il faut aussi incarner ce que pourrait être une société postcarbone positive. » Pour d’autres, cela ne va pas encore assez loin, ni dans la réflexion, ni dans l’action. Aux États-Unis, l’association Deep Green Resistance s’inscrit dans la lignée de l’écologie radicale et envisage une lutte globale avec plusieurs stratégies, à base « d’écosabotages » et de non-violence. Pour Nicolas, l’un des artisans de la branche française en création, il y a une différence de taille avec les autres mouvements : « Le point central de notre critique est de dénoncer les considérations anthropocentrées de cette vision de l’effondrement et des actions entreprises. » Pour Pablo Servigne, préparer l’après est indispensable. « Quand tu fais le constat que le système est verrouillé, tu te détaches de cette pensée mainstream pour aller vers la pensée dite radicale, dans le sens “prendre le problème à la racine”. Pour le moment, c’est encore une nébuleuse difficile à cerner, mais une pensée nouvelle apparaît, des modes d’action et un imaginaire nouveaux se développent. Ce sont les germes et les jeunes pousses qui émergent quand le grand arbre s’effondre. » Les prémices d’une adaptation sur des bases plus saines, renversant progressivement les rôles : les pragmatiques seraient ceux prêts à affronter le changement, les autres resteraient bercés d’illusions dans cette civilisation au bord du gouffre.

[1] De quoi l’effondrement est-il le nom ?, Renaud Duterme, Les éditions Utopia, 2016.

[2] Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Jared Diamond, traduit de l’anglais (États-Unis) par Agnès Botz et Jean-Luc Fidel, Folio, 2009.

[3] Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Le Seuil, 2015.

Écologie
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