Pour une histoire antiproductiviste du stalinisme

Selon Paul Ariès, l’échec de la révolution d’Octobre s’explique par ses choix économiques et sa folie industrialiste.

Paul Ariès  • 8 novembre 2017
Partager :
Pour une histoire antiproductiviste du stalinisme
© photo : FRED DUFOUR/AFP

Le centenaire de la révolution d’Octobre 1917 se réalise dans la morosité. Pouvait-il en être autrement dès lors que, de l’avis général, le terrible fiasco de l’URSS était inévitable ? Le réquisitoire contre le stalinisme est établi depuis longtemps, au point d’être devenu assommant. Mon objectif, en prenant part à ces commémorations, est de montrer que l’échec du modèle soviétique ne s’explique pas par le caractère arriéré de la Russie ni par l’encerclement capitaliste, mais par des décisions dans le domaine économique ayant fait dérailler le train de la révolution. J’ai voulu montrer que la cause ultime de cette tragédie ne fut ni la folie des hommes ni l’idée d’égalité, mais la foi béate dans le productivisme. J’ai voulu prouver aussi que les oppositions de gauche au stalinisme furent impuissantes dans la mesure où elles partageaient la même folie industrialiste.

Le centenaire de la révolution d’Octobre est pour moi un prétexte pour rouvrir le caveau de toutes les tentatives avortées, et ceci sur tous les fronts : économique, politique, social, psychologique, culturel, urbanistique, architectural, sexuel, religieux, artistique, pédagogique, militaire, syndical, etc. Saviez-vous que la jeune Russie des soviets fut, entre 1917 et 1927, le pays du monde le plus avancé en matière d’écologie ? Que des dizaines de lois viseront à protéger la nature, que l’URSS créera les premiers parcs naturels au monde ? Saviez-vous que le gouvernement éditera jusqu’en 1928 une revue écologiste sous le titre Conservation, qui s’ouvrait à des analyses hétérodoxes telles que le rôle du chamanisme en matière de définition des taux d’exploitation supportables du gibier en Sibérie, et qui fit connaître de nouveaux concepts scientifiques, comme celui de biocénose, signifiant que les communautés vivantes évoluent vers un équilibre où la compétition est réduite au maximum ? Cette même jeune Russie des soviets envisagea de supprimer la séparation villes/campagne en répartissant la population sur tout le territoire, etc.

Les archives, désormais ouvertes, montrent que c’est sur le terrain économique et industriel que s’est opéré le basculement vers la dictature, et à la demande expresse des dirigeants des combinats industriels. Les bolcheviks imposent dans les usines ce qu’ils nomment une « direction à la poigne de fer », afin de briser les résistances ouvrières au productivisme. L’histoire russe donne raison à Boukharine, qui expliquait dès 1916 que le choix économique de la future révolution déterminerait le type d’État : à une économie productiviste réclamant des sacrifices inhumains devait obligatoirement correspondre un État répressif, car il fallait bien imposer ces sacrifices ; à une économie vivrière largement décentralisée et répondant aux besoins du peuple aurait pu correspondre ce qu’on nommait un État-non État.

Le productivisme exercera ses méfaits dans tous les domaines : le Parti choisira de soutenir les fractions réactionnaires de l’église orthodoxe, alors qu’il avait soutenu d’abord les groupes religieux minoritaires, car il avait besoin d’une église centralisée et autoritaire à sa propre image ; il abandonnera le projet de créer une école nouvelle, au profit d’une école au service du productivisme ; il prendra appui sur les spécy (spécialistes), souvent d’anciens cadres du tsarisme, contre la classe ouvrière ; Trotsky ne créera pas l’Armée rouge mais la militarisera en rétablissant la discipline, contre l’avis de la majorité des soldats communistes ; le Parti fera taire les expériences en matière d’éducation sexuelle, car il ne convenait pas de gaspiller de l’énergie utilisable pour l’économie ; il liquidera toutes les avant-gardes culturelles qu’il avait choyées, au profit de la normalisation mise au service des grands chantiers, etc.

La victoire de Staline sera celle d’une nouvelle classe dirigeante, tandis que Maïakovski appelait à étrangler le canari en cage, devenu le symbole de la bourgeoisie rouge. Octobre enseigne qu’il ne faut jamais croire aux lendemains qui chantent mais chanter au présent !

Vient de paraître : Les Rêves de la jeune Russie des soviets. Une lecture antiproductiviste de l’histoire du stalinisme, Paul Ariès, préface de Pierre Zarka, Le Bord de l’eau, 335 p., 22 euros.

Paul Ariès Politologue.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don