Bienvenue en zone eusko !

La monnaie complémentaire en vigueur au Pays basque depuis 2013 est la plus importante de France. Elle pourrait être bientôt utilisée par les collectivités locales pour leurs titres de paiement.

Patrick Piro  • 20 décembre 2017 abonné·es
Bienvenue en zone eusko !
© photo : Peio D’Uhalt, directeur de la librairie Elkar, à Bayonne, l’un des premiers commerces engagés dans l’eusko.

La boulangerie, le magasin Biocoop, la boucherie-charcuterie… ­Martine Bisauta énumère la liste des commerces où elle peut régler ses achats en eusko. « La pharmacie rechigne encore, mais j’y réfléchis. » Maire-adjointe au développement durable et à la participation citoyenne de Bayonne, c’est une militante assidue de cette monnaie locale et complémentaire en vigueur au Pays basque. « Je me suis donné jusqu’à la fin de l’année pour faire adhérer la totalité des membres du conseil municipal. On ne peut pas encore vivre intégralement en eusko, mais un grand nombre de professionnels l’acceptent aujourd’hui. Il n’y a plus de “bonne” excuse ! »

Des projets ancrés dans une culture locale

Le mouvement Sol dénombre plus de 40 monnaies locales (pour les plus visibles, car il n’existe pas d’observatoire national) et près de 25 projets en gestation. L’eusko représenterait à lui seul plus de la moitié du total des 1,5 million d’équivalents euros de ce numéraire local en circulation. Le Pays basque, de par son histoire, sa culture et la richesse de sa vie associative, présentait un terrain éminemment favorable. « Nous avons joué sur du velours, et l’hybridation entre la monnaie et la langue est très féconde, analyse Dante Sanjurjo. Car une monnaie s’identifie à un territoire – on voit combien la défiance envers l’UE alimente un rejet de l’euro. » Euskal Moneta refuse cependant de présenter le succès de l’eusko comme consubstantiel du particularisme basque. « Il existe des dynamiques similaires ailleurs en France », souligne Xebax Christy. En préambule à tout échange d’expérience, Euskal Moneta pose la question clé : « Et vous, quel est votre territoire ? » « Grattez dans son passé, tirez-en des traces historiques de votre identité si besoin, afin d’ancrer votre projet dans une culture locale », conseille Dante Sanjurjo.

Il y a aussi le fromage, les poulets, le coiffeur, l’ostéopathe, ajoute Peio ­D’Uhalt, qui consulte régulièrement la liste des prestataires adhérents pour compléter son panier « eusko ». Et pour les livres ? Boutade : Peio D’Uhalt est directeur de la librairie Elkar à Bayonne, l’un des tout premiers commerces engagés. Montant collecté en numéraire basque à la caisse : l’équivalent de 20 000 euros par an.

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Quatre ans à peine après son lancement, en 2013, la monnaie locale est devenue la première de France (voir encadré), avec un volume de 730 000 euskos actuellement en circulation (1 eusko vaut 1 euro), et probablement la troisième en Europe, derrière le Chiemgauer bavarois (842 000 équivalents euros), la référence du continent avec près de quinze ans d’existence, et le Bristol pound (Irlande du Nord). La « zone eusko » comprend 3 000 particuliers, 550 entreprises et organismes, 150 associations et 4 communes (Bayonne, Hendaye, Mendionde et Ustaritz), qui effectuent une partie de leurs achats ou de leurs recettes en billets basques, ainsi qu’une trentaine de points de change (commerces divers) répartis dans 21 communes. L’office du tourisme de Bayonne propose à ses visiteurs d’acquérir des enveloppes de quelques billets.

Les monnaies locales connaissent un fort engouement. Faire ses courses en sol-violette, en buzuk, en stück, en roue ou en pêche, c’est choisir des commerçants ou des prestataires de Toulouse, du pays de Morlaix, de Strasbourg, des Alpes de Haute-Provence ou de Montreuil-sous-bois : les acteurs et enseignes qui n’opèrent pas sur le territoire ne sont pas admis dans le périmètre couvert par la monnaie.

« Nous avons adopté l’eusko dès le début, il aurait été incompréhensible que nous n’y soyons pas ! », raconte Patrice Dor, directeur de Collectivité service. La PME bayonnaise, spécialisée depuis ­quarante-cinq ans dans la bureautique, est fière d’avoir construit son image de marque sur les liens de proximité entretenus avec ses clients, et de révéler qu’un quart de son capital est détenu par ses vingt-sept salariés. Pour mieux justifier son engagement, Patrice Dor prend soin de préciser « qu’il n’a rien d’un militant » et qu’il « ne partage pas 100 % des idées » des porteurs du projet, très attachés à la cause basque. « Parfois, j’entends dire que l’eusko est une idée farfelue. Moi, chef d’entreprise, je défends l’idée que cette initiative porte de vraies valeurs. Elle crée un écosystème qui fait vivre ici des familles et des services. D’ailleurs, nombre de nos partenaires adhèrent à la monnaie. »

Collectivité service accepte l’eusko – ce qui lui attire des clients nouveaux, estime son directeur – et l’utilise pour payer certains fournisseurs. « Il existe une émulation », commente Dante Sanjurjo, coprésident d’Euskal moneta, l’association à l’initiative de l’eusko : motivées par un jeu de défis à réaliser, 51 % des entreprises et des collectivités adhérentes ont à ce jour adopté au moins un nouveau fournisseur payable en monnaie locale. Elles n’étaient que 34 % en 2013. Les salariés de la librairie Elkar acceptent qu’une partie de leur rémunération leur soit versée en euskos. Le Conseil de développement du Pays basque, qui rassemble l’essentiel des forces vives de la région, s’apprête à faire de même. « C’est un projet exemplaire, un vrai outil de développement local que nous voulons faire monter en compétences », déclare son directeur Philippe Arretz.

Les partenaires qui adoptent l’eusko s’engagent, en signant une charte, à favoriser l’économie locale. Mais, pour être référencés, ils s’engagent de surcroît à défendre une agriculture paysanne et durable, ainsi que l’essor de la langue basque. Une clause qui va comme un gant à Elkar, une institution culturelle établie des deux côtés des Pyrénées. Née en 1972, l’enseigne compte 18 librairies et quatre ­maisons d’édition, notamment spécialisée dans la publication et la traduction d’ouvrages en langue basque.

Les monnaies locales doivent stimuler constamment la circulation de leurs billets afin d’entretenir la préférence face à l’euro dominant, faute de quoi les commerces et utilisateurs se désinvestissent. Ainsi, Euskal moneta prélève 5 % sur toute conversion eusko-euro. Collectivité service, dont la caisse draine plus de monnaie basque qu’elle n’en écoule actuellement auprès de ses fournisseurs, s’y soumet de bonne grâce : 60 % du montant des commissions est affecté par Euskal moneta à des associations qui adhèrent à sa vision. Près de 50 000 euskos ont ainsi été distribués depuis 2013.

Atypique par la rapidité de son développement, l’eusko n’affiche aucune volonté de pause. Cap supplémentaire, Euskal moneta est passé à la monnaie électronique en mars. Plus de 850 particuliers ont aujourd’hui un compte associé à une carte de paiement, de même qu’environ 420 professionnels, dont près de la moitié disposent d’un terminal de paiement adapté. Le gain de souplesse (plus besoin d’aller au bureau de change, par exemple) se double d’un levier appréciable pour l’association : les titulaires de ces comptes numériques ont accepté que ceux-ci soient périodiquement alimentés d’un petit montant en eusko contre un prélèvement de l’équivalent en euros. Une incitation à faire des achats avec de la monnaie basque, faute de quoi des sommes dormantes s’accumuleraient sur leur compte (il n’y a pas d’épargne ni aucun mécanisme spéculatif en eusko). Grâce à ces utilisateurs engagés, Euskal moneta accroît automatiquement le volume de monnaie injectée dans l’économie basque d’environ 30 000 euskos par mois.

« Nous avons appris de l’expérience de SoNantes, la monnaie locale nantaise, exclusivement électronique », explique Dante Sanjurjo. Autre intérêt : informatisées, les transactions numériques (une fois rendues anonymes) seront analysées à partir de 2018, de sorte à livrer des informations utiles au déploiement de la monnaie.

Mais c’est déjà à un autre changement d’échelle qu’aspire Euskal moneta : « L’utilisation de la monnaie par les régies municipales », révèle Xebax Christy, l’autre coprésident de l’association. Les quatre communes adhérentes à ce jour peuvent collecter des euskos (aux guichets de la piscine, de la médiathèque, etc.), mais pas plus. La préfecture a retoqué une délibération adoptée à l’unanimité du conseil municipal de Bayonne en juillet, autorisant la ville à utiliser l’eusko pour acheter des biens et des services et régler une partie des salaires. En cause : la liste des moyens de paiement autorisés pour les collectivités territoriales. Précisée en 2012, elle n’inclut pas les monnaies locales, adoubées par la loi Hamon de 2014.

Il suffirait donc d’un simple ajustement administratif ? « Ce sera un rapport de force », sourit Jean-René Etchegaray. Car le maire de Bayonne, acquis à la monnaie basque, se fait fort de faire passer, début 2018, une autre délibération à l’échelle de la communauté d’agglomération Pays basque, qu’il préside, regroupant 158 communes. L’État peut donc redouter la contagion d’acteurs publics et privés, ainsi qu’un effet d’entraînement dans d’autres territoires à monnaie locale. Et, à terme, la contestation d’une frange du pouvoir régalien que lui confère la monnaie nationale.

Martine Bisauta, maire-adjointe, se dit confiante. « À quoi servirait une collectivité territoriale que l’on priverait de moyens pour dynamiser l’économie locale ? Avec l’eusko, nous tenons un levier capable de faire décoller des filières nouvelles en cinq ans ! »

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Ils inventent une autre économie
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