Les big bands ont le blues

En jazz, les orchestres de grande taille survivent dans un contexte économique particulièrement fragile. Pourtant, l’offre est florissante.

Lorraine Soliman  • 20 décembre 2017 abonné·es
Les big bands ont le blues
photo : Le Duke Orchestra de Laurent Mignard est inéligible aux aides publiques.© Pascal Bouclier

Le 12 décembre, au Pôle musiques actuelles et création du conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris, se tenait la présentation publique des résultats d’une étude réalisée par la fédération Grands Formats. Cette enquête, la deuxième du genre, est un outil majeur pour comprendre comment vivent les grands orchestres de jazz.

Grands orchestres ou big bands ? La nuance existe. Le big band emploie traditionnellement trois sections instrumentales (anches, trombones et trompettes) et un trio ou quatuor rythmique, pour un effectif de 16 à 19 instrumentistes. L’expression « grand orchestre », qui ne répond pas à une définition aussi rigoureuse, permet d’englober le big band et d’autres formations « élargies » par rapport aux petits ensembles et autres combos [1].

C’est de ce vaste ensemble en expansion que la fédération Grands Formats se préoccupe depuis 2003. Il y aurait entre 70 et 80 grands orchestres de jazz professionnels en France. Grands Formats en fédère 54. Soit une large proportion des presque 3 000 musiciens de jazz que le Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles (Irma) recense [^2].

Incontestablement, la grande formation attire, notamment les plus jeunes. « Humainement et artistiquement, cela permet des expériences beaucoup plus riches qu’en trio », explique Pierre Baldy-Moulinier, cofondateur du Big Band de l’œuf (2003). « Tous les jours, nous découvrons l’existence de nouveaux orchestres », confirme Aude Chandoné, déléguée générale de Grands Formats.

Avec en moyenne un nouvel adhérent chaque mois, la fédération est largement représentative du milieu. Favoriser la diffusion et la visibilité des grands orchestres, constituer un pôle d’observation et de ressources pour mieux comprendre le secteur et participer à sa structuration, telles sont les missions fondamentales de la fédération. Aussi ambitieuses que nécessaires quand on connaît les difficultés, notamment économiques, auxquelles sont confrontés les grands orchestres de jazz.

Depuis le début des années 2000, le jazz a intégré le système des aides publiques aux ensembles musicaux, jusque-là réservées au classique. Le pourvoyeur principal est la Direction régionale des affaires culturelles (Drac), parfois le département ou la ville. Mais tous les orchestres ne sont pas éligibles. Laurent Mignard, à la tête du Duke Orchestra, fait partie des « recalés » : « Mon orchestre ne bénéficie d’aucune aide institutionnelle. Il y a une sorte de prime à la création dans le secteur. Or, je conduis ce qu’on appelle un “orchestre de répertoire”, puisqu’on joue uniquement la musique d’Ellington. On n’existe pas dans le paysage jazzistique dit “de création”. » Une injustice d’autant plus incompréhensible que cette distinction entre répertoire et création n’existe pas vis-à-vis de la musique classique, où chaque type d’orchestre trouve un champ de soutien.

« À notoriété artistique égale, vous avez cinq ou six fois plus de moyens chez les baroqueux ou les contemporains », remarque Patrice Caratini, fondateur du Jazz Ensemble (1997), à mi-chemin entre patrimoine et création. Restent les subventions privées, principalement des sociétés civiles telles la Spedidam et l’Adami, « des partenaires majeurs et indispensables des grands formats », précise l’étude réalisée par Grands Formats. Sans elles, une grande partie des projets (scène ou disques) ne verraient tout simplement pas le jour.

Pour faire vivre un grand orchestre, polyvalence et débrouillardise sont de mise. Avec une moyenne de quatre concerts par an et par ensemble (dans une fourchette allant de zéro à soixante-cinq), la plupart des musiciens d’orchestre doivent multiplier les activités professionnelles. Outre une participation à plusieurs projets artistiques simultanés, l’activité complémentaire la plus fréquente est l’enseignement : 50 % des musiciens sont engagés dans des activités pédagogiques. Mais d’autres cas de figure existent.

Réduire les coûts au maximum, telle est l’option choisie par l’Umlaut Big Band, qui pratique un fonctionnement coopératif, dans une « économie de poche ». Autoproduction pour les disques, concerts organisés « maison » et payés aux entrées :« c’est une économie précaire, mais on s’en sort dans la mesure où on arrive à faire ce qu’on a envie de faire », explique Pierre-Antoine Badaroux, saxophoniste et directeur de l’Umlaut.

Pour ceux qui ont le vent en poupe, « ce qui dure deux ou trois ans maximum », précise Fred Pallem, président de Grands Formats et fondateur du Sacre du tympan (1998), c’est un travail acharné pour renouveler en permanence les projets, doublé d’un sens de l’organisation infaillible. « On crée un gros projet tous les deux ans environ, explique ainsi le trompettiste David Enhco, pilote du très demandé Amazing Keystone Big Band (« Pierre et le loup… Et le jazz ! », « Le Carnaval jazz des animaux », « Monsieur Django et Lady Swing »). C’est un timing très dense, et sans compter les créations ponctuelles sur commande. Organiser une répétition avec vingt musiciens, c’est un enfer. On est obligés de planifier presque un an à l’avance. »

Dans le meilleur des cas, cette logistique pharaonique, à laquelle s’ajoute la question de la diffusion – « le vrai nerf de la guerre », selon Patrice Caratini –, est assurée par un salarié, le plus souvent à temps partiel ; 36 % sont en contrats aidés, dont une bonne part sont menacés d’extinction en 2018. Mais 41 % des orchestres n’ont pas la capacité de constituer une équipe permanente et recourent à des free-lance. C’est en ce sens que le travail de fond de Grands Formats est essentiel.

« Grands Formats est avant tout un outil politique et de lobbying », résume Fred Pallem. Fédérer sert à porter la parole des artistes vis-à-vis des autres professionnels, des directeurs de salle, des festivals, des institutions… C’est la seule façon de mettre les artistes dans la boucle culturelle. Les producteurs, les directeurs de salle et les festivals l’ont compris depuis bien longtemps. » Concrètement, « c’est Grands Formats, dans le premier tiers de son existence, qui a réussi à faire augmenter l’enveloppe générale consacrée aux subventions pour les grands orchestres », ajoute-t-il.

Autre combat de la fédération : l’export. « Mais, quoi qu’on fasse, un orchestre français est deux fois plus cher qu’un autre orchestre européen, où les artistes sont payés en honoraires. À moins d’avoir un statut de tête d’affiche ou de bénéficier d’une invitation spéciale avec tout un programme d’aides à la diffusion, au concert et au déplacement, on ne peut pas tourner en Europe », explique Laurent Mignard. « L’export, c’est essentiellement lié aux disques qu’on vend à l’étranger, complète Fred Pallem_. Comme les grands formats ne vendent pas de disques, le problème est réglé ! »_

« La seule solution pour continuer d’exister, c’est d’être très attractif et de remplir les salles en France », conclut le directeur du Duke Orchestra, qui propose, du 5 au 7 janvier, Jazzy Poppins. Un spectacle musical participatif réunissant Mary Poppins et Duke Ellington : en 1964, quelques jours après la sortie du film que Disney a adapté du roman éponyme de Pamela Lyndon Travers, le grand pianiste, compositeur et chef d’orchestre a enregistré l’album Duke Ellington plays Mary Poppins. Il n’avait encore jamais été mis en scène.

[1] De 3 à 8 ou 9 musiciens.

[2] irma.asso.fr/-A-propos-de-la-base-de-donnees

grandsformats.com/

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