« Blues et féminisme noir », d’Angela Davis : Leur voix est libre

La philosophe et militante Angela Davis trouve dans le blues les prémices du féminisme noir.

Pauline Guedj  • 24 janvier 2018 abonné·es
« Blues et féminisme noir », d’Angela Davis : Leur voix est libre
© photo : Les intonations de Billie Holiday sont autant de commentaires sur des textes parfois machistes. Crédit :nRohwedder

F ree Angela ! On se souvient de ce slogan et de l’image qui l’accompagnait, une femme noire incarcérée pour avoir fréquenté de trop près le Parti communiste américain et les Black Panthers. Angela Davis est une figure incontournable du Black Power et elle connut en France de nombreux soutiens – Jean-Paul Sartre, Jean Genet… –, actifs dans la mobilisation qui participa à sa libération.

On oublie souvent, toutefois, qu’Angela Davis est aussi philosophe, l’une des grandes théoriciennes des women’s studies américaines. Enfin traduit en français, Blues et féminisme noir est une étape importante de sa pensée. Un traité parfois jargonneux mais toujours stimulant, où elle explore les prémices du féminisme afro-américain.

Pour Angela Davis, ces prémices sont à chercher dans le blues, une tradition musicale dont l’étude permet de connaître les réalités des classes laborieuses noires américaines. Analyser le blues, c’est mettre le doigt sur une tradition orale qui, avant les formes écrites du militantisme, se faisait l’écho des maillages entre genre, classe et race. Le livre suit les trajectoires de trois chanteuses : Gertrude « Ma » Rainey, la « mère du blues » ; Bessie Smith, la citadine ; et Billie Holiday, transition vers le jazz. Il s’appuie sur un corpus de chansons nouvellement retranscrites et montre en quoi l’œuvre de ces chanteuses, taillant des « brèches dans le discours patriarcal », a identifié les thématiques qui, à partir des années 1960, seront investies par les mouvements de libération des femmes.

Chez « Ma » Rainey ou Bessie Smith, on trouve des descriptions de violences conjugales, des récits d’humiliation dans une sphère privée dont on connaît la dimension politique. On note aussi un refus de se voir restreindre aux attributs traditionnels de la féminité : maternité, fidélité, sédentarité. Angela Davis voit dans cette liberté de ton un héritage inattendu de l’esclavage, qui, en supprimant tout droit au peuple noir, eut pour contrepartie d’aplanir les relations de genre.

Conscientes d’elles-mêmes, les femmes du blues ont donc su user de leur relative liberté pour montrer, à défaut de dénoncer. Au cœur de cette posture, des textes, des attitudes, mais surtout l’interprétation. C’est quand elle évoque Billie Holiday qu’Angela Davis est la plus passionnante. Montrant comment la voix de Billie, ses intonations, son oscillation entre intensité tragique et nonchalance provocatrice constituent autant de commentaires sur les textes parfois machistes et masochistes qu’elle interprète, Davis nous pousse à ne rien prendre au pied de la lettre et fait de son livre un grand essai sur les forces complexes du chant.

Blues et féminisme noir : Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, Angela Davis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Bordier, Libertalia, 1 livre, 1 CD audio, 416 p., 20 euros.

Musique
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