La « ligne Ferracci »

Conseiller spécial du ministère du Travail et intime du Président, Marc Ferracci a largement inspiré les réformes en cours. Itinéraire d’un libéral qui touche aux piliers du modèle social français.

Erwan Manac'h  • 31 janvier 2018 abonné·es
La « ligne Ferracci »
© photo : Marc Ferracci a connu Emmanuel Macron sur les bancs de Sciences Po.HAMILTON/REA

S’il fallait mettre un visage sur le train de réformes sociales en cours, ce serait celui de Marc Ferracci. Ce proche d’Emmanuel Macron, spécialiste de la formation professionnelle, a inscrit dans le programme de La République en marche les lignes directrices des transformations entamées avec les ordonnances sur le code du travail. Depuis l’élection, il intervient sous la large casquette de « conseiller spécial » de la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Un rôle d’expert aux prérogatives étendues. Ses analyses et ses positions de militant servent d’ordre du jour aux négociations, et la « ligne Ferracci » incarne « l’épée de Damoclès » au-dessus des discussions entre syndicats de salariés et de patrons [1]. « Si nous restons sur des positions trop dures, c’est la ligne Ferracci qui gagne. Et nous, nous rentrons chez nous », glisse un syndicaliste.

Le jeune quadra (né trois jours avant Emmanuel Macron) présente toutes les caractéristiques du macronisme. Lisse, à l’ouverture d’esprit appréciée par ses adversaires, il défend une vision libérale assumée, avec des origines de gauche de plus en plus lointaines. Son grand-père était résistant et cadre du Parti communiste corse. Son père, Pierre Ferracci, a fondé Secafi-Alpha, un important cabinet d’expertise comptable.

Une entreprise florissante grâce à une stratégie de cumul des activités qui chiffonne plus d’un acteur de l’économie sociale : gestion des audits diligentés lors des plans sociaux… et en charge du reclassement des salariés et de la sous-traitance d’une partie des activités de Pôle emploi [2]. Pierre Ferracci soigne aussi ses relations du côté patronal comme syndical, notamment à la CGT et à la CFE-CGC. Et, à ses heures perdues, il préside le Paris Football Club, équipe réputée populaire de la capitale qui évolue en seconde division. Le fils a donc reçu en héritage une solide connaissance du milieu des grands patrons et des syndicalistes.

Marc Ferracci rencontre Emmanuel Macron à 22 ans sur les bancs de Sciences Po, où ils préparent ensemble le concours de l’ENA. Après deux échecs, le Parisien d’origine corse s’oriente vers HEC, où il finit thésard sous la houlette de Pierre Cahuc, un libéral à la ligne dure. Macron et Ferracci ont été témoins réciproques de leur mariage, et l’épouse de Marc Ferracci, l’avocate d’affaires Sophie Gagnant-Ferracci, animera l’épopée présidentielle d’Emmanuel Macron dès les premières manœuvres confidentielles, en qualité de directrice de cabinet. Elle est aujourd’hui cheffe de cabinet d’Agnès Buzyn au ministère de la Santé.

Les contradicteurs de Ferracci décrivent un intellectuel à la carrière « honnête », un militant sincère et ouvert au dialogue. « Il a des positions fermes, mais il est prêt à en discuter, relate l’économiste Philippe Askenazy. Il appuie ses analyses sur des compétences réelles, mais il est certainement marqué par son origine sociale. Il a hérité d’une connaissance intime des arcanes des pouvoirs, bien plus que ne peut l’avoir un académique standard. »

Marc Ferracci espère s’extraire des « dogmatismes dangereux » qui opposent les économistes « orthodoxes », à droite, et « hétérodoxes », à gauche. Le programme social d’Emmanuel Macron, qu’il a coordonné, est lui aussi présenté en équilibre entre libéralisme et protection sociale. Seulement, derrière cet entre-deux très macronien, la pensée du conseiller reste adossée à des principes très libéraux et à un maître mot : le marché. « Les blocages du marché du travail proviennent en grande partie de ce que ce marché est très administré », juge-t-il, fustigeant le pouvoir alloué aux syndicats dans la gestion des organismes « paritaires », à commencer par l’assurance chômage.

« Il a la vision de syndicats arc-boutés sur leur chasse gardée, qui défendent leur bout de gâteau », souffle un négociateur, échaudé par la thérapie de choc infligée pendant les premiers mois de mandat de Macron, avec en référence les ordonnances sur le code du travail. Une vision qui a contribué à mettre les syndicats sous pression et qui explique, selon ce responsable syndical, que FO et la CFDT aient tardé à appeler à manifester contre des ordonnances qu’ils dénonçaient pourtant fermement.

Pour vaincre le chômage de masse, Marc Ferracci a conçu un plan de combat en quatre temps : « La protection de l’emploi, la formation professionnelle, l’assurance chômage et l’accompagnement des chômeurs » (L’Expansion, mars 2015). Le premier acte consistait à faciliter les licenciements et à plafonner les dommages et intérêts pour licenciement abusif, par le biais de l’ordonnance dégainée en septembre sur la « sécurisation des parcours professionnels ». Un bel euphémisme qui était aussi l’intitulé de la chaire que Marc Ferracci occupait en qualité d’expert du dialogue social à la française.

Les trois autres chantiers sont en cours de négociation et doivent faire l’objet d’une loi avant l’été. Sur l’assurance chômage, son principal dossier, la « ligne » de Ferracci se distingue de celle, aux accents provocateurs, du Medef. Il est par exemple opposé à la dégressivité des allocations-chômage défendue par le syndicat patronal. Il ne cible pas le régime des intermittents du spectacle. Et estime que les entreprises doivent cotiser à l’assurance chômage au regard de ce qu’elles lui coûtent lorsqu’elles licencient ou abusent des contrats précaires. Selon un principe de « bonus-malus », il souhaite faire contribuer davantage les sociétés qui utilisent beaucoup de contrats courts, selon un mécanisme de modulation déjà à l’œuvre aux États-Unis, plutôt qu’une surtaxation des contrats courts préconisée aujourd’hui par la CGT.

Cette mesure phare du volet « social » a pourtant été remisée « sur l’étagère », selon une source gouvernementale citée par Le Figaro [3]. Elle s’appliquera si les négociations entre les syndicats de patrons et de salariés échouent à trouver un dispositif pour limiter ces contrats courts. Or, dans le programme du candidat Macron, ce « bonus-malus » était pensé comme une contrepartie d’une baisse du coût des licenciements, déjà actée par les ordonnances de l’été dernier. La mesure est également censée aller de pair avec un renforcement du contrôle des demandeurs d’emploi, annoncé dans le prochain train de réformes, qui, lui, reste d’actualité.

Quant à l’énorme chantier ouvert sur la formation professionnelle, Marc Ferracci prévenait, dès avril 2017, « vouloir mettre plus de marchés ». Et, là encore, un marché fonctionnel est selon lui un marché libéré de l’intervention des syndicats qui gèrent aujourd’hui les organismes paritaires de formation. Le conseiller spécial martèle également que la formation et l’alternance doivent être concentrées sur les moins qualifiés. Personne ne peut lui reprocher cette analyse, mais, pour les économistes keynésiens, le chômage de masse est davantage un résultat de la faiblesse des besoins en forces vives des entreprises.

Une controverse éminemment politique, qui met en lumière un autre point commun entre Marc Ferracci et le macronisme en général. Au nom de l’« efficacité des dépenses publiques », le conseiller se fait l’avocat de l’évaluation des politiques publiques sur la base de travaux d’économistes. L’économie n’est pas, selon lui, une discipline politique pétrie de rapports de force, mais une science objectivable. « C’est un théoricien, glisse un syndicaliste. Il voit les choses d’un point de vue académique, il a des grandes théories. »

Marc Ferracci fut l’un des économistes à assurer, dans les médias, le service après-vente du brûlot provocateur de son ancien directeur de thèse, Pierre Cahuc. Ce dernier fustigeait en septembre 2016 le « négationnisme » des économistes de gauche en ciblant nommément les Économistes atterrés.

Et parce qu’on n’est jamais trop prudent, malgré la foi immodérée des macroniens dans la science économique, les organismes de recherche rattachés au gouvernement sont en train de changer progressivement de directeurs. Philippe Martin, corédacteur du programme d’En marche, vient d’être nommé à la tête du Conseil d’analyse économique (CAE), et Gilles de Margerie, ex-directeur de cabinet d’Agnès Buzyn, la ministre des Solidarités et de la Santé, prend la tête de France Stratégie, au cœur des politiques publiques.

Ainsi se dessine le décorum intellectuel des réformes en cours. Les arbitrages pourront tomber d’un côté ou de l’autre de cette « ligne Ferracci ». Mais, pour l’heure, les syndicats craignent que les mesures sociales promises par Emmanuel Macron au titre de « la sécurité nouvelle » ne s’étiolent, à commencer par l’ouverture des indemnités chômage aux indépendants et aux démissionnaires.

[1] Selon « l’entourage du ministre », cité par Le Figaro (20 janvier).

[2] « Avec ou contre les patrons ? Le dilemme des experts en entreprise », _Mediapart__,_ 28 février 2016.

[3] Voir note 1. Ni Marc Ferracci ni le cabinet de la ministre du Travail n’ont souhaité répondre à _Politis__._

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