Le féminisme au-delà de l’économie

L’émancipation des femmes ne se réduit pas à celle du travail prolétaire.

Jean-Marie Harribey  • 31 janvier 2018 abonné·es
Le féminisme au-delà de l’économie
© photo : MINT IMAGES

Saisissons ce temps de la dénonciation des agressions envers les femmes pour revenir sur une discussion inaboutie au sujet de leur exploitation spécifique dans le monde du travail. En France, le salaire féminin moyen à temps plein reste inférieur de 18,6 % au salaire masculin moyen [1]. Le fait est établi, mais l’écart ne se résorbe toujours pas. Il s’accompagne même d’une discrimination dans l’attribution des postes à responsabilité. C’est la première forme de surexploitation par rapport à l’exploitation « moyenne » des prolétaires.

La conceptualisation du travail accompli par les femmes dans la sphère domestique est plus complexe. On ne dispose pas d’un concept équivalent à celui de Marx sur la plus-value extorquée par le capital à la force de travail. Et celui-ci n’est pas applicable au travail domestique. Sauf au second degré : cette charge ne produit pas de valeur marchande susceptible de valoriser le capital, mais le capitalisme bénéficie indirectement du fait que le travail domestique soit effectué gratuitement. Il participe ainsi à la reconstitution de la force de travail salariée. C’est en substance ce que livrait l’analyse marxiste traditionnelle. Mais celle-ci ne rend pas compte de la domination masculine, dont la marque la plus visible est l’absence durable de partage des tâches à la maison : en moyenne, 4 heures par jour pour les femmes contre 2 h 13 pour les hommes, même si l’écart se réduit depuis vingt-cinq ans [2]. En se référant à la sociologue Christine Delphy, une « théorie générale de l’exploitation » est-elle possible ? L’argument est qu’une situation d’exploitation doit être évaluée selon des normes morales, politiques, et non comme une réalité économique objective. Il ne suffit pas d’expliquer que les prolétaires travaillent plus longtemps que le temps nécessaire à produire l’équivalent de leur salaire. Il faut se demander : pourquoi le font-ils ? Parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement : le temps de travail journalier de travail est fixé par l’employeur, au mieux encadré par la loi. L’exploitation est donc un « vol » ou l’« extorsion de travail gratuit [3] », et le travail domestique relèverait du concept d’exploitation, même s’il ne produit pas de plus-value.

Cette thèse est paradoxale. Elle soutient que le concept de plus-value ne peut être appliqué à toute exploitation, mais celui-ci ne prétend pas expliquer autre chose que l’exploitation capitaliste. Cette thèse fait des femmes une classe sociale à part entière parce qu’elle enracine l’exploitation domestique dans un « mode de production patriarcal », ce par le biais du rapport social fondé sur la gratuité dont bénéficient les hommes, mais elle rejette une objectivation de type économique. Ces paradoxes illustrent la difficulté de spécifier l’exploitation des femmes, qui ne se réduit pas à l’exploitation capitaliste, tout en gardant la théorie de la plus-value pour analyser cette dernière. L’émancipation des femmes ne se réduit donc pas à celle du travail prolétaire. L’analyse peut alors être élargie à l’ensemble de la transformation sociale. L’abolition des rapports capitalistes est une condition nécessaire mais non suffisante : simultanément, le pouvoir doit être partagé et le patriarcat ainsi que le productivisme doivent être dépassés. L’émancipation humaine est à ce prix.

[1] Observatoire des inégalités, 2017.

[2] « Insee-Résultats », Layla Ricroch, 2012.

[3] Pour une théorie générale de l’exploitation, Christine Delphy, Syllepse, 2015, p. 99.

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