Nettoyage : les forçats invisibles

Ils briquent nos hôtels, nos gares, nos bureaux. Parfois, ils lèvent le poing pour protester contre leurs conditions de travail, dans un secteur majoritairement marqué par la sous-traitance.

Lena Bjurström  • 10 janvier 2018 abonné·es
Nettoyage : les forçats invisibles
© photo : Les salariés d’une entreprise de propreté devant l’hôtel Holiday Inn de Clichy, après 50 jours de grève, le 7 décembre 2017.BERTRAND GUAY/AFP

Assise sur un tabouret en plastique devant l’hôtel Holiday Inn de Clichy, Mirabelle souffle sur ses mains pour les réchauffer. À ses côtés, Donnise, Blandine et Yacouba bavardent, saluent de la main les voitures qui klaxonnent pour leur signifier leur soutien. Depuis le 19 octobre, ils sont là tous les jours, dans le froid, devant l’hôtel dont ils nettoient chambres et couloirs depuis plus de dix ans. Ils dénoncent des cadences de travail « infernales », des mutations du jour au lendemain, des heures supplémentaires non payées et le harcèlement psychologique de leurs supérieurs.

À plus de 80 jours de grève, la rage se mêle à l’épuisement. Car ni l’employeur de ces travailleurs, la société de nettoyage Héméra, ni l’Holiday Inn n’ont accepté d’examiner leurs revendications. Mirabelle n’a jamais connu de grève si dure. Pourtant, elle n’en est pas à sa première passe d’armes, car, dans le secteur du nettoyage, les conflits éclatent régulièrement.

Assa Traoré « Ma mère est employée par Onet. Quand elle m’a annoncé qu’elle voulait faire grève, je lui ai tout de suite conseillé de ne pas lâcher ! J’étais fière. Elle a fait grève pendant deux semaines, elles et ses collègues se sont organisés pour être sur place de 6 h à 14 h, puis de 14 h à 21 h, même si leur campement était régulièrement détruit. Malgré tout, ils ont tenu et ont gagné. Ils ne demandaient pas grand-chose. Ce sont nos parents qui sont employés par des sociétés de nettoyage comme Onet, donc majoritairement issus des quartiers populaires, et qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer, de dire non, de faire grève. Leurs voix ne sont pas assez entendues. Avec ma famille, avec le Comité justice et vérité pour Adama, nous leur avons apporté notre soutien, et continuerons à le faire. »
Rien qu’en décembre 2017, alors que les femmes de chambre de l’Holiday Inn de Clichy manifestaient déjà devant l’hôtel, les agents de propreté des gares du nord de l’Île-de-France étaient en lutte contre leur employeur, filiale d’Onet. Pendant ce temps, à Nantes, les agents d’entretien du CHU protestaient contre l’augmentation de leur charge de travail. Un mois plus tôt, à Paris, des travailleurs sans papiers réclamaient le paiement de leurs heures passées à récurer des restaurants de la chaîne Burger King. Ces revendications ne rencontrent pas toutes le même écho médiatique, et certaines ne durent pas. Mais, quasiment tous les mois, de nouvelles grèves sont déclenchées dans le secteur, en raison de conditions de travail dégradées dans un monde très concurrentiel.

Développée à la fin des années 1970, l’externalisation des services d’entretien est devenue la norme. L’hôtellerie, les transports, l’industrie, les entreprises privées puis, à leur tour, le service public et les collectivités locales ont sous-traité à des sociétés spécialisées le nettoyage de leurs locaux, de leurs gares et de leurs rues. Une sous-traitance remise en concurrence à des intervalles de plus en plus courts. Tous les dix ans, puis tous les cinq ou trois ans, voire tous les ans, les sociétés rivalisent pour obtenir le marché. Mais, si l’entreprise change, les agents d’entretien restent souvent les mêmes, la convention collective du secteur garantissant leur maintien sur leur lieu de travail à partir de quatre mois d’ancienneté. Ils voient ainsi les employeurs défiler et, au fil du temps, leurs conditions de travail se dégrader.

Une précarité caricaturale

« La passation des marchés est déterminante pour les conditions de travail, explique Étienne Deschamps, syndicaliste à la CNT-SO, L’entreprise qui lance l’appel d’offres profite souvent de cette remise en concurrence pour réduire le budget. Alors, les sociétés de nettoyage rivalisent pour proposer une prestation la moins coûteuse possible. » De l’entreprise cliente à celle de nettoyage, la pression finit par s’exercer sur les salariés, à qui l’on demande de réaliser le même travail dans un temps réduit.

Ainsi, à l’hôtel Holiday Inn de Clichy, Donnise est censée travailler sept heures par jour. Mais, pour nettoyer les 17 à 20 chambres qu’elle a en charge, elle cumule les heures supplémentaires. « Et pour celles-là, bien sûr, nous ne sommes jamais payées. »

« Depuis un certain nombre d’années, le cahier des charges de nos clients a sensiblement été revu à la baisse, reconnaît Philippe Jouanny, président délégué de la Fédération des entreprises de propreté (FEP), organisation patronale du secteur. Mathématiquement, les charges de travail augmentent. Quand l’économie ne va pas très bien, le nettoyage est souvent le premier budget affecté, ce que nous déplorons. » Les entreprises de propreté ne demandent pas pour autant à leurs salariés de faire du « stakhanovisme », affirme-t-il, et, si cela occasionne des heures supplémentaires, elles doivent être payées. Sinon, l’employé peut s’y opposer. En théorie. Car, sous la pression de leurs supérieurs, par peur de perdre leur emploi, de nombreux travailleurs ploient, explique la sociologue Frédérique Barnier [1].

« C’est un secteur qui concentre tant de précarité qu’il en est presque caricatural », soupire la chercheuse. Un secteur qui emploie beaucoup de femmes et d’immigrés. Sur les quelque 404 000 salariés du nettoyage, 66 % sont des femmes, selon une enquête de branche de la FEP parue en 2014. Une proportion qui s’élève à 74 % pour les agents d’entretien, le bas de l’échelle. Plus de la moitié n’a aucune formation initiale et près de 30 % sont étrangers. Peu présente dans les petites villes, cette main-d’œuvre immigrée représenterait la majorité des agents dans les grandes métropoles [2]. Pour la FEP, le secteur de la propreté est un vecteur d’intégration dans le marché du travail. « Nos entreprises embauchent tous les jours des salariés qui viennent de tous horizons, avec ou sans diplômes, affirme Philippe Jouanny. Nous ne demandons pas de prérequis. »

Cependant, selon Frédérique Barnier, la plupart de ces travailleurs restent enfermés dans un secteur où il y a peu de possibilités d’évolution, acceptant, faute de mieux, une situation précaire. Car, si 83 % des salariés du nettoyage sont en CDI, seuls 23 % des contrats sont à plein temps. Ce qui conduit nombre d’entre eux à cumuler les postes. Comme Naïma [^3]. Depuis vingt ans, elle nettoie des bureaux. Tous les matins, elle se lève à 4 h 30 et prend les transports en commun pour commencer à travailler à 6 heures. Elle vide les poubelles, débarrasse les tasses laissées sur les bureaux, passe l’aspirateur et la serpillière puis nettoie les sanitaires, jusqu’à 13 heures. Le tout pour un salaire qui ne lui permet pas de payer ses charges et son loyer. Alors, après deux heures passées chez elle, elle repart briquer d’autres bureaux de 17 heures à 20 heures. « Dans le nettoyage, il est impossible de trouver un temps plein et un bon salaire. Alors on cumule les temps partiels. » À chaque nouvel employeur, sa charge de travail augmente : « Avant, je devais nettoyer deux étages de bureaux en trois heures, maintenant, je dois en faire trois. » À cela s’ajoutent les non-remplacements en cas d’arrêt de travail ou de congés. « Ma collègue est partie en vacances et, comme les dirigeants ne voulaient pas la remplacer, ils ont exigé que je fasse ses étages. J’ai refusé. Heureusement, j’étais en contact avec un syndicat qui m’a soutenue. »

Des conflits très rares

Pour le syndicaliste Étienne Deschamps, le secteur « use et abuse des situations précaires ». Temps partiels imposés, horaires décalés… Certaines entreprises font parfois même l’impasse sur les acquis des salariés. « Lors d’une reprise de marché par un nouvel employeur, il est fréquent de voir disparaître l’ancienneté et les congés payés », note Frédérique Barnier. Tout comme certaines avancées sociales – prime de panier-repas, jours de récupération – obtenues de haute lutte de la précédente entreprise, ajoute Étienne Deschamps.

D’autres freins apparaissent, comme la clause de mobilité, soit la possibilité pour l’employeur de muter un salarié où il veut. Une disposition abusive utilisée par les entreprises pour casser les équipes syndicales, affirme Étienne Deschamps. « À chaque nouvelle société, c’est comme si tout repartait de zéro », déplore le syndicaliste. « Face à une population jugée vulnérable, les employeurs sont tellement certains d’être à l’abri de toute contestation qu’ils sont surpris quand une crise éclate », s’agace-t-il.

De fait, selon Frédérique Barnier, ces conflits ouverts restent exceptionnels au regard des abus : « Seules, peu syndiquées, beaucoup de femmes de ménage renoncent à se battre pour leurs droits. » Trop isolées, invisibles en raison de leurs horaires décalés, elles œuvrent souvent en dehors de toute communauté de travail. « Elles sont salariées d’une entreprise où elles ne vont jamais et se rendent tous les jours dans des entreprises où elles sont considérées comme des intervenantes extérieures. » Une conséquence classique de la sous-traitance, pour Étienne Deschamps, qui prône une réinternalisation des services de nettoyage. « Il faut reconstituer la communauté de travail. En réintégrant le ménage au sein des entreprises, ces salariés seraient plus visibles, entendus par les autres. »

Si c’est ponctuellement le cas, cet espoir ne semble pas près de se concrétiser à grande échelle. Les récentes ordonnances sur le droit du travail contribuent même à renforcer l’isolement de ces travailleurs externes. Désormais, les agents d’entretien ne peuvent plus être délégués du personnel au sein des entreprises qu’ils nettoient. Un détail d’importance pour les employés de ménage qui usaient de cette possibilité pour plaider leur cause auprès des autres salariés et de la direction de l’entreprise.

Des salariés fantômes

Des fantômes : c’est ainsi déguisées que les femmes de chambre de l’Holiday Inn de Clichy ont défilé fin novembre, à Paris, pour dénoncer le mépris dont elles estiment faire l’objet de la part de l’hôtel et de leur société. « Il faut vraiment que ces salariés se sentent floués, injustement traités, pour qu’ils se mettent en grève, note Frédérique Barnier. On parle de “conflit de dignité”. » Car, au-delà d’une lutte pour des droits, s’exprime souvent un combat pour le respect d’une profession socialement méprisée.

Depuis treize ans, Fernande Bagou nettoie trois gares SNCF du nord de Paris. Fin 2017, elle et 83 autres agents ont tenu une grève de 45 jours contre leur nouvel employeur, la société H. Reinier, filiale d’Onet, jusqu’à satisfaction de leurs revendications. Entre autres, un panier-repas à 4 euros au lieu de 1,90 euro et la suppression de la clause de mobilité. Mais, pour Fernande Bagou, cette grève a aussi servi à rendre visible son travail. « Les voyageurs ne voient pas combien de fois les quais de leurs gares sont nettoyés, les déchets ramassés. » Ce n’est que lorsque les poubelles ne se vident plus « toutes seules » que l’ampleur de la tâche devient évidente. « Avec la grève, les gens ont compris que, sans nous, les gares ne sont pas propres. » Elle ajoute : « Je n’ai pas honte de mon métier, je suis même fière d’être utile. Ce qu’on demande, c’est du respect ! » Respect des employeurs et respect social. « Nous nous sommes battus pour la dignité et nous avons gagné, affirme Fernande. Si c’est à refaire, nous le referons ! »

Harcèlement sexuel et racisme

Mains aux fesses, sur les seins, injures sexistes et racistes : c’était le calvaire quotidien de ces employées de la société H. Reinier, filiale d’Onet et sous-traitante de la SNCF. À la gare du Nord, elles nettoyaient les toilettes des trains et enduraient le harcèlement de deux de leurs supérieurs. Quand elles ont voulu dénoncer la situation à la direction, ce sont elles qui ont payé le prix fort. Modifications d’horaires, mutations… jusqu’au licenciement de l’une d’entre elles. Soutenues par l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), quatre de ces salariées ont porté plainte contre leur employeur pour harcèlement et discrimination. En novembre dernier, le conseil de prud’hommes de Paris leur a donné raison. Une victoire pour elles et pour toutes celles qui n’ont pas osé parler. « Il y a quelque chose dans ce métier qui crée les conditions du harcèlement sexuel mais aussi du mépris raciste, souvent les deux en même temps », souligne la sociologue Frédérique Barnier. « C’est l’idée qu’elles sont des “pas grand-chose”, qui n’oseront jamais protester. »

[1] L’article tiré de son étude est disponible en ligne. « Emploi précaire, travail indigne : condition salariale moderne dans le nettoyage », Frédérique Barnier, Interrogations n° 12, juin 2011.

[2] Le sociologue Jean-Michel Denis avançait le chiffre de 76 % d’employés « d’origine étrangère » en Île-de-France en 2009. Cf. « Dans le nettoyage, on ne fait pas du syndicalisme comme chez Renault », revue Politix n° 85, 2009.

[3] Le prénom a été changé.

Société Travail
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