Pour les réfugiés, un flow d’engagement

Dans leurs textes, sur les réseaux sociaux ou par leurs prises de position, de nombreux rappeurs dénoncent les conditions d’accueil des migrants.

Malika Butzbach  • 10 janvier 2018 abonné·es
Pour les réfugiés, un flow d’engagement
Le clip de Keblack « Vendeur de rêves » a dépassé les 3 millions de vues.
© Véronique PHITOUSSI/AFP

Il n’a pas voulu parler de sa motivation, il a simplement voulu chanter pour dire son engagement. » Ce mardi 19 décembre, l’animateur de la soirée de soutien de l’organisation SOS Méditerranée présente en quelques mots Disiz la Peste. Sans un mot, le rappeur monte sur scène et commence à chanter son titre « Poisson étrange ». Ce poisson étrange n’est autre qu’Aylan Kurdi, enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque et dont la photo a fait le tour du monde.

Durant cette soirée visant à récolter des fonds pour L’Aquarius, le bateau de sauvetage de l’ONG qui a sauvé 25 000 vies en Méditerranée depuis février 2016, les mots de Disiz prennent tout leur sens. Derrière lui, un écran diffuse les images du clip d’animation réalisé par l’illustratrice Rosalie Pruvost.

Pour parler de la crise des réfugiés et des questions qu’elle soulève, Disiz interroge notamment notre inaction, la sienne comprise, face à un désastre humanitaire de cette ampleur : « Échoué sur une plage, étrange poisson rouge/Et tout le monde te regarde, mais personne ne bouge. »

De son côté, Keblack, Cédric Mateta Nkomi de son vrai nom, dénonce les illusions dont les migrants sont bercés sur l’Europe dans son titre « Vendeur de rêves ». « Comme la vie nous assomme, t’es parti sans aucune idée/Des étoiles plein les yeux, tu veux garder ta dignité/Alors t’as pris la route, pour l’Europe et ses qualités », déclame le jeune homme, dont le clip a dépassé les trois millions de vues.

C’est la dimension humaine que retiennent les rappeurs dans leurs textes, loin des chiffres qui abondent dans les médias. Certains vont même jusqu’à se mettre en scène dans leur clip, à l’image de Brav. Pour la vidéo de sa chanson « Là-haut », le rappeur du Havre, avec sa femme et sa fille, se glisse dans la peau d’une famille de migrants rescapée de la noyade. Face à eux, sur la plage, une autre famille, soignée, ignore leur situation.

Au-delà des chansons ou des clips, certains descendent dans la rue pour s’indigner des conditions de vie des réfugiés, notamment à la suite de la diffusion d’un reportage de la chaîne américaine CNN, révélant la vente de migrants comme esclaves en Libye. Vendredi 24 novembre, c’est Rost, déjà connu pour son engagement au sein de l’association Banlieues actives, qui prend le micro lors d’une manifestation. D’autres stars, de Booba à Black M, nourrissent leurs comptes sur les réseaux sociaux avec des messages d’indignation. Un engagement 2.0 assez massif pour être souligné.

Ces appels à la prise de conscience sont propres à cette musique : « Miroir du mouvement social, le rap en a les images et le vocabulaire ; les chants accompagnent les révoltes, on se révolte aussi en chansons », écrit le sociologue Mathieu Marquet dans l’article issu de sa thèse [1]. Dans ce rap que l’on dit « conscient », il est souvent question de dénoncer les inégalités sociales ou l’ordre établi. « Le rap peut être perçu comme une prise de parole politique : rappeuses et rappeurs cherchent, à travers leur discours, à produire des effets, à remettre en cause certains schémas de pensée, et participent ainsi à l’élaboration d’un espace oppositionnel », explique le sociologue. Et si les médias ont contribué à ce phénomène en assignant au rap les thèmes de la « banlieue » ou de la « rue », les questions liées à l’immigration y ont, elles aussi, leur place.

Le propre des textes de rap est de s’inspirer des réalités sociales et de les intégrer à l’actualité. Ainsi, en 1997, sort « 11’30 contre les lois racistes ». Dans ce morceau collectif (Akhenaton, Freeman, Assassin…), qualifié de fondateur du rap français, une vingtaine de rappeurs fustigent les lois Debré, qui durcissent les conditions de séjour des immigrés. « Je ne veux pas faire de politique, ma mission est artistique/Mais quand je vois tout le trafic, on ne peut pas rester pacifique » : dès le premier couplet, Rockin’ Squat donne le ton.

Vingt ans plus tard, Abd al Malik est récompensé aux Victoires de la musique pour son album Gibraltar, du nom du détroit entre le Maroc et l’Espagne que traversent les migrants. Déjà, en 2007, on comptait 3 000 personnes mortes noyées. Dix ans plus tard, c’est le chiffre de 5 000 décès qui est avancé. Des morts que les rappeurs continuent de mettre en mots.

[1] Mathieu Marquet, « Politisation de la parole : du rap ludique au rap engagé », Variations n° 18, 2013.

Musique
Temps de lecture : 4 minutes