Toutes les femmes de Shakespeare

Variation féminine autour de Richard III, Les Reines, de Normand Chaurette, offre à Élisabeth Chailloux une partition remarquable.

Anaïs Heluin  • 31 janvier 2018 abonné·es
Toutes les femmes de Shakespeare
© photo : Bellamy

Dans Les Reines de Normand Chaurette, l’idée selon laquelle le théâtre d’aujourd’hui est une somme d’inventions et d’emprunts aux auteurs d’hier cesse d’être une simple évidence pour devenir poésie. Question offerte à la sensibilité des lecteurs et des spectateurs. Ce n’est pas pour rien que cette relecture de Richard III du point de vue féminin, écrite en 1991, a beaucoup contribué à la reconnaissance de l’auteur québécois en France. Et qu’Élisabeth Chailloux l’a choisie pour sa dernière création à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Sobre, toute en élégants contrastes, sa mise en scène dessine un passionnant chemin de traverse au cœur de l’œuvre shakespearienne. Elle en souligne la cruauté, d’autant plus tragique qu’elle est absurde, déconnectée de tout lien réel avec le pouvoir.

Régulièrement jetée au centre d’un dispositif bifrontal, une brume épaisse suffit à installer une atmosphère crépusculaire. Celle de la guerre des Deux-Roses, qui oppose de 1455 à 1485 deux lignées royales d’Angleterre : la maison de Lancastre et la maison d’York. Les six excellentes comédiennes de la distribution font le reste. Le visage pâle, fantomatiques, elles incarnent les femmes de Richard III plus deux autres : Isabelle Warwick (Pauline Huruguen), sœur de la future reine Anne Warwick (Marion Malenfant), et Anne Dexter (Bénédicte Choisnet), sœur muette et manchote des rois Edouard IV et Richard III et de George, duc de Clarence. Des personnages aux caractères opposés, qui déplacent la sanglante tragédie originale vers un drame de la parole. Du verbe incapable de refaire le monde. Condamné soit à disparaître, soit à se déployer pour lui-même.

Nous sommes le 20 janvier 1483 et, apprend-on lors du concert de voix et de sons qui ouvre la pièce, le roi Edouard s’apprête à rendre son dernier souffle. Une nouvelle qui ne perturbe guère Anne Warwick, au contraire : agile sur ses rollers, dans une robe ultra-courte aux très vagues allures élisabéthaines, Marion Malenfant se met aussitôt à danser sur la musique de Petite Fille princesse des Rita Mitsouko. L’air déjà triomphant. Prête à tout malgré l’enfance qu’elle porte encore dans ses mimiques et sa queue-de-cheval. Très éclatée et musicale, l’écriture de Normand Chaurette trouve ainsi chez elle une incarnation concrète. De même que chez les cinq autres actrices, qui nous ramènent chacune d’une manière différente à Richard III. Tout en nous en éloignant parfois.

Sophie Daull campe une duchesse d’York dont la sécheresse apparente laisse deviner la fragilité de toutes les héroïnes de la pièce, et Anne Le Guernec une reine Elisabeth complètement soumise à la violence masculine. Au point de laisser échapper ses deux enfants, représentés par des fœtus-marionnettes en bocaux.

Tandis que, dans le rôle de la vieille reine Marguerite, la bouleversante Laurence Roy s’arme d’un humour amer contre la violence de la pièce originale en trimballant une mappemonde géante convertie en coffre-fort. À la question que pose l’auteur dans son essai intitulé Comment tuer Shakespeare ?, ces Reines apportent ainsi autant de réponses que de comédiennes et d’objets.

Les Reines, du 6 au 9 février à la Comédie de l’Est, à Colmar. 03 89 24 31 78 ou www.comedie-est.com

Théâtre
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