À Briançon, l’accueil comme une évidence

Sur le passage de migrants qui traversent la frontière franco-italienne, la ville s’est organisée pour leur venir en aide. Un succès local qui donne de l’espoir. Reportage.

Malika Butzbach  • 7 février 2018 abonné·es
À Briançon, l’accueil comme une évidence
© photo : dr

Il n’est pas encore midi. Déjà la buée sur les vitres révèle qu’à l’extérieur la neige a commencé à geler, tandis que dans la grande pièce du Refuge solidaire une dizaine de personnes s’agitent autour de Marie-Odile et des casseroles fumantes. Cinq jeunes hommes épluchent avec soin les légumes du repas. Ce jeudi 25 janvier, ils seront une vingtaine autour de la table. Âgés de 17 à 35 ans, ils ont en commun d’avoir traversé la frontière franco-italienne pour parvenir jusqu’à Briançon.

Comment aider au quotidien ?

Les associations traditionnelles restent plus mobilisées que jamais, mais le réseau d’entraide s’est étoffé de nouveaux collectifs et organisations sur tout le territoire.

● À Calais, l’Auberge des migrants est sur tous les fronts de solidarité depuis dix ans. Dans la vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne, l’association Roya citoyenne se mobilise plus que jamais pour les exilés. À Paris, des collectifs d’aide se forment dans de nombreux quartiers. Le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants (Baam) propose une assistance administrative, juridique et sociale, mais aussi des cours de français et des sorties culturelles.

● Face au manque de places dans les centres d’hébergement, certaines associations ont créé leur propre réseau d’hébergeurs solidaires. Le Service jésuite des réfugiés (JRS) a développé un dispositif d’accueil à domicile pour les demandeurs d’asile, JRS Welcome. L’association Singa, elle, a lancé le programme Calm (Comme à la maison), qui permet aux citoyens disposant d’une chambre libre d’accueillir des réfugiés. Idem pour l’association bretonne Utopia56. À Nantes, le collectif des hébergeurs solidaires prend en charge les mineurs isolés étrangers pour une nuit, un week-end, une semaine, voire plus.

Pour dépasser la barrière de la langue, des cours de français sont dispensés aux exilés un peu partout en France, parfois à l’initiative d’universités. Si certains programmes ne sont accessibles qu’aux demandeurs d’asile ou aux réfugiés, des citoyens donnent des cours plus informels et ouverts à tous. Le collectif Resome accompagne avec la plus grande attention les migrants pour des cours de langue, une orientation scolaire et l’obtention d’un diplôme.

● Vêtements, chaussures, tentes, sacs de couchage, produits d’hygiène, serviettes de bain, téléphones mobiles, tickets de transport… Les dons de matériel et de nourriture sont précieux pour subvenir aux besoins quotidiens, tout comme les donations financières aux associations et aux collectifs engagés. À Paris, la Cuisine des migrants distribue des centaines de repas par jour. Si vous souhaitez vous investir, n’hésitez pas à vous informer et à en parler autour de vous, car des initiatives locales s’organisent partout en France. Vanina Delmas

C’est de plus en plus difficile depuis deux ans de passer par Vintimille, alors les migrants tentent leur chance plus au nord. Certains ont débarqué cette nuit, d’autres sont là depuis un an, comme Badra [1]. En attente de ­régularisation, ce jeune Ivoirien à la silhouette longiligne et au charme dandy est devenu un des piliers du Refuge, mais aussi une personnalité de la ville, impliqué chez les scouts, dans le spectacle d’été de la ville… Surtout, il prête main-forte aux quelque 200 bénévoles qui se relaient depuis juillet 2017 au Refuge, un ancien bâtiment des CRS pour le secours en montagne. Chaque nuit, les migrants qui arrivent des montagnes voisines y trouvent un toit, des vêtements et des soins. Près de deux mille sont passés par la ville depuis 2015, présentant souvent des engelures après avoir marché des heures via les cols de l’Échelle ou de Montgenèvre.

Une fois le repas terminé, Claire visse son téléphone à son oreille pour organiser avec Xavier, « le Uber de l’asso », le trajet de six mineurs. Ils partent demain pour Gap, où le conseil départemental des Hautes-Alpes doit les prendre en charge. Depuis l’ouverture du Refuge, plus de 700 personnes s’y sont déclarées mineures. L’administration ne paye pas le trajet depuis Briançon, les bénévoles avancent les frais avant d’être remboursés par la Maison jeunes culture (MJC), qui a pris sous son aile le Refuge, connexe à ses locaux. Luc Marchello, son président, a engagé depuis 2003 la MCJ sur la question des étrangers. Elle suit aujourd’hui plus d’une dizaine de jeunes en transit à Briançon, qui attendent d’être régularisés. Comme la majorité des migrants ici.

Julien [2], du Cameroun, attend depuis trois mois que son dossier soit transféré à la préfecture de Marseille. « Que c’est complexe ! Quand tu penses avoir compris la démarche, plein d’autres informations s’ajoutent et se contredisent », soupire-t-il. « Va le dire à Macron », ironise Joël, bénévole, le béret enfoncé sur la tête. Accrochée au mur derrière Julien, la fameuse une de L’Obs où le visage du président du « pays des droits de l’homme » est entouré de barbelés.

Julien loge à Puy-Saint-Pierre, à une vingtaine de minutes du Refuge, dans l’ancienne propriété de Marcel Amphoux. À sa mort, cet agriculteur un peu marginal l’a léguée à ses locataires, un groupe de jeunes qui y ­faisaient des travaux. Le local communautaire est devenu « Chez Marcel ». Julien se réchauffe. Le poêle est constamment allumé depuis le début de l’hiver. Avec sa banderole « Ouvrons nos frontières », le local accueille depuis cet été une quinzaine de personnes sur le long terme, alors que le Refuge héberge pour des durées plus courtes. Les bénévoles orientent les candidats à des séjours plus longs vers Welcome, un réseau régional de familles d’accueil.

Ici, tout est parti des familles. Lorsqu’en 2015 les habitants découvrent les premiers migrants, originaires du Soudan, les portes s’ouvrent instinctivement. Avec le bouche-à-oreille, le réseau s’accroît et ce sont plus d’une soixantaine de familles qui accueillent les plus fragiles. Mais, face à l’augmentation des arrivées au cours de l’été 2017, jusqu’à 70 par nuit, les habitants se sont retrouvés démunis. Le maire socialiste, Gérard Fromm, a mis à leur disposition le local du Refuge. Entre juillet et septembre, 1 099 personnes y ont dormi, selon les statistiques de l’association, la majorité issues d’Afrique de l’Ouest, essentiellement de ­Guinée-Conakry (57 %).

Entre les anars de Chez Marcel, les institutions et les familles tranquilles, on travaille de concert. « Le tissu associatif briançonnais a toujours été important, souligne Luc ­Marchello, les gens se parlent beaucoup. » Tous les mois, « réunion salades de pâtes » pour échanger et tenir bon sur le principe partagé de l’accueil. Une « armée bénévole », les a nommés le quotidien régional La Provence. L’association Tous migrants leur a rendu hommage, en 2016, par une campagne d’affiches exposant le portrait de tous les anonymes solidaires de la commune.

Pour Marine Dorléans, cofondatrice, « la politique du gouvernement ne changera que s’il y a un basculement de l’opinion publique. Si la grande majorité de la population exprime sa solidarité ». À Briançon, c’est le cas. Les migrants eux-mêmes sont surpris : « Je n’en revenais pas », témoigne Mamadou Ba en se remémorant les innombrables visites des habitants à son chevet lorsqu’il était hospitalisé. Le jeune Malien a été amputé des deux pieds après avoir dû passer une nuit dans la montagne, égaré lors de sa traversée de la frontière. « Lorsque j’ai appelé ma mère pour le lui raconter, elle avait du mal à croire que les gens soient aussi gentils avec moi. C’est un incroyable élan de solidarité. » Les fichiers des associations recensent environ 400 personnes impliquées. Un chiffre édifiant pour cette commune de 12 000 habitants.

On aide selon sa disponibilité et ses compétences. Il y a tant à faire, entre la masse de linge à laver, le ménage, les menus travaux ou l’accompagnement administratif. Et les repas, parfois pour une centaine de convives. « Une vraie prouesse, c’est le plus actif des restaurants de la ville. Et avec le meilleur rapport qualité-prix », explique Marie dans un sourire. Qui s’estompe lorsqu’on aborde la question de l’après. « On a le sentiment d’affronter un flux sans fin, soupire Léna, bénévole. Selon nos calculs, si 10 000 migrants traversent la montagne, sur les 700 000 recensés en Libye, on en a pour vingt ans ! » La frustration est forte quand on se heurte à un refus de demande d’asile, un statut de mineur non reconnu ou, pire, un renvoi à la ­frontière. Claire positive : « Je me dis qu’à un moment de leur périple, ils auront trouvé un peu de solidarité qui les aidera peut-être à se relever. »

Même l’hôpital s’y est mis. Le service des urgences accueille de nombreux migrants. Pascalle Brunet, au service psychiatrie, est aussi bénévole à la cellule médicale du Refuge, mise en place pour désengorger l’hôpital. « Ils sont traités comme des patients normaux, affirme-t-elle. Et la direction ne nous a jamais mis de bâtons dans les roues. » Fin 2016, elle prévient qu’elle accueille un jeune homme dans son service pour lui éviter de passer la nuit dehors. « Le directeur m’a juste remerciée de l’avoir tenu au courant. » C’est la tradition de secours du peuple montagnard, comme on l’explique au Peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM). « Il y a la loi, mais, notre mission, c’est avant tout de secourir, on est humains », s’exclame un des fonctionnaires. Et, parfois, « ils conduisent les migrants au Refuge plutôt que de les raccompagner à la frontière », souffle une bénévole.

Gérard Fromm a apporté son soutien aux mouvements solidaires dès le début. « Nous sommes en contact avec le maire de ­Bardonecchia, la ville italienne transfrontalière, pour préfigurer ce que devraient être les rapports entre les États sur cette question. » En clair : d’abord assurer la sécurité de personnes qui prennent des risques vitaux pour traverser. Il salue la réussite de l’accueil au sein de la ville et insiste sur l’absence totale d’actes de délinquance de la part des migrants, « démentant les craintes de certains opposants ». Briançon est souvent vu comme un laboratoire, relève Pascalle Brunet, « mais nous n’avons fait que rechercher des solutions pour des êtres humains ».

[1] Le prénom a été changé.

[2] Idem.