À Paris VIII, les exilés mènent l’occupation

Depuis le 30 janvier, des exilés et leurs soutiens ont réquisitionné un bâtiment de l’université Vincennes-Saint-Denis. Cuisine, dortoir, négociations avec la présidence : la vie collective s’organise, pour répondre à l’urgence d’un toit, et porter la voix politique des personnes migrantes.

Maïa Courtois  • 3 février 2018
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À Paris VIII, les exilés mènent l’occupation
© Photos : Maïa Courtois

O uvrez-la porte ! » Cinq étudiants apparaissent depuis l’arrière d’un bâtiment, chargés d’un lourd matelas. Les vigiles à l’entrée de l’Université Vincennes-Saint-Denis « ne laissent plus entrer la literie », alors ils sont passés par un de leurs « passages secrets ». Direction le « dortoir », à l’étage. Une jeune femme se faufile, un sac en toile rempli de sachets de riz, jusqu’à la « cuisine ». Puis c’est au tour d’un carton rempli de paracétamol d’être déposé comme par magie. « Le médecin non plus, les vigiles n’ont pas voulu le laisser rentrer ! Ils nous ont dit : vous avez d’autres moyens de passage, utilisez-les. » Des rires fusent, malgré la fatigue.

C’est le quatrième jour d’occupation du bâtiment A. Mardi à midi, près d’une centaine de personnes sont arrivées chargées de nourriture et de vêtements, dans ce bâtiment consacré à l’UFR d’arts et à quelques cours de philosophie. Parmi eux, des étudiants de Paris VIII, d’autres venus d’ailleurs ; et surtout, des exilés éthiopiens, somaliens, guinéens, érythréens et soudanais. Tous à la rue jusqu’alors. « On a expliqué notre démarche aux professeurs, en leur disant qu’on attendrait leur sortie pour nous installer. Mais ils nous ont dit “ok !” et ont mis fin d’eux mêmes à leur cours. Ici, la majorité d’entre eux soutient notre action », assure une jeune femme qui, comme les autres, tient à garder l’anonymat.

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Dans la cuisine, entre les les cageots de légumes et les piles de vaisselle, elle pointe une grande table postée sous un tableau. « Ce matin, un prof a donné un cours de sérigraphie pendant que nous, on a décalé la préparation du repas dans une autre salle. Il a proposé aux exilés qui passaient de se joindre à eux. » La salle est remplie de boîtes de conserve, issues de dons. Des piles d’invendus de Rungis sont rangées le long des fenêtres. Dans les couloirs, au milieu des vieux tags, des affiches ont été collées un peu partout. Derrière l’apparence de joyeux bazar, l’organisation est rodée. Au fond à gauche, dans une longue salle où des peintures sont posées contre les murs et les vêtements à trier s’entassent, se trouvent les pôles « logistique » et « communication ».

Des exilés rencontrés au cours de maraudes

« Ça fait deux mois que l’on anticipe, à coups de réunions avec des exilés, des collectifs parisiens, des étudiants », raconte Frédo, membre du comité de soutien, confortablement assis dans un canapé gris au milieu d’un couloir. « Les exilés, nous les avons rencontrés au cours de maraudes », explique à ses côtés Angela. « Ce sont eux qui prennent les décisions, nous, on se met de plus en plus en retrait. » Cette après-midi-là, pendant plus d’une heure, les exilés eux-mêmes, accompagnés de traducteurs, ont engagé de nouveaux pourparlers avec la présidence. « Quand la direction parle de salles de cours, et qu’en face un exilé leur dit que c’est la première nuit qu’il ne passe pas dehors depuis des mois, ça les met en face d’une réalité », souligne la jeune femme.

« Pour répondre à la détresse du groupe de migrant.e.s qui dorment dans les locaux de notre université, nous avons établi un dialogue. […] Nous avons proposé un lieu plus approprié, plus grand et sécurisé, ouvert un accès régulier à des douches », fait savoir la présidence, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, dans un communiqué diffusé vendredi soir. Son contenu reste évasif, mais la direction réitère sa proposition de déplacer tout le monde dans l’amphi X. « On a conscience que c’est un geste positif, mais les occupants l’ont visité plusieurs fois, et ont déjà motivé leur refus : il leur faut plusieurs salles pour avoir des dortoirs non-mixtes, une cuisine… », explique Frédo. « La présidente est prise dans un double rapport de forces », estime le jeune homme. « D’un côté, nos soutiens massifs parmi les étudiants, les professeurs, les militants extérieurs. De l’autre, certains enseignants, des membres de la direction, et la préfecture qui, selon leurs mots, les “appelle toutes les deux heures”… »

Les entrées et sorties sont libres

Une rumeur d’évacuation court. La salle de logistique est plongée dans le noir. « Il y a eu une coupure de courant, ils refusent de nous le remettre », glisse une jeune femme en continuant à tapoter sur le clavier de son ordinateur, le visage éclairé par la lumière blafarde de l’écran. À ses côtés, un jeune exilé se tient nerveusement assis sur une chaise. L’idée d’une évacuation lui fait peur. « Réunion ! Réunion ! » À l’appel lancé dans les couloirs, une soixantaine de personnes installe des chaises en cercle, laissant les places du centre aux occupants exilés.

Dehors, deux d’entre eux préfèrent rester à l’écart. « Toujours des discussions, mais pour nous rien ne change », glisse Mohammad en anglais, d’une voix douce. Il est fatigué d’« attendre » pour sa demande d’asile, lui qui est « dubliné » en Italie. Fatigué des nuits passées dehors depuis son arrivée en France, en septembre dernier. Plus de quatre mois à la rue pour ce jeune homme de 23 ans, venu de Somalie, et arrivé ici avant-hier avec son ami Ismaël, de deux ans son cadet. Tous deux racontent qu’une « femme les a rencontrés à La Chapelle et leur a proposé de venir », qu’ils sont heureux d’être « à l’abri du froid », et qu’ici, on leur a juste dit « welcome ». Les entrées et sorties sont libres : les occupants ont obtenu de la sécurité à l’entrée de la fac qu’elle ne contrôle pas les identités. « Nous, évidemment, on ne demande pas leurs papiers. Il y a des hommes et des femmes, mais comme on ne tient pas de liste, on ne sait pas combien », affirme Frédo. Certains parlent d’une quarantaine. Seule certitude : la première nuit, ils étaient une centaine à dormir là, exilés et soutiens confondus.

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En cuisine, le repas du soir est en train d’être préparé. Une jeune femme débarque en trombe et lance « vous avez réussi à cuire les poireaux ? Je ne les retrouve plus ! ». L’air du couloir commence à embaumer. « Si on réussit à stabiliser un cadre pour l’occupation, on en lancera d’autres ailleurs », assure Frédo. « Pour ici, on a plein de projets lorsque tout le monde pourra enfin se détendre : visites de Paris, cours de langue, matchs de football entre occupants et soutiens… » La veille, profitant du soleil de fin d’après-midi, un foot s’était organisé sur la terrasse entre une dizaine d’exilés. Passes habiles de la tête, du pied : un seul ballon passé par-dessus bord. L’entraînement a déjà commencé.

*Le prénom a été changé.

P.S.: Ci-dessous le dernier communiqué des occupants, rédigé par les exilés eux-mêmes.

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Société
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