La face cachée des dictatures arabes

L’historien Jean-Pierre Filiu montre les connivences délétères entre généraux, gangsters et jihadistes.

Denis Sieffert  • 14 février 2018 abonné·es
La face cachée des dictatures arabes
© photo : Le président égyptien Al-Sissi, symbole des contre-révolutions arabes, lors de sa visite à Paris en octobre 2017. Crédit :nCHARLES PLATIAU/POOL/AFP

Le nouvel essai de Jean-Pierre Filiu, qui retrace l’histoire de la « contre-révolution arabe », s’ouvre sur un fait divers dans un pays non arabe, la Turquie. Le 3 novembre 1996, non loin de Bursa, dans le nord-ouest du pays, une Mercedes s’encastre dans un camion. L’accident retient l’attention en raison de l’identité des victimes : un chef de la police, un gangster notoire lié à l’extrême droite et sa compagne, et un député dirigeant d’une milice locale qui traquait les séparatistes kurdes du PKK. Cette voiturée contient au complet, ou presque, ce que Jean-Pierre Filiu appelle « l’État profond », côtoiement de fripouilles, de militaires et de politiciens. Un pouvoir souterrain qui tire les ficelles à l’ombre des institutions officielles.

Dans un ouvrage passionnant, l’un des meilleurs spécialistes du monde arabe et musulman remonte l’histoire des pays du Moyen-Orient et du Maghreb pour mettre en évidence la face cachée des régimes mis en place après les indépendances. « L’État profond » est presque partout à la manœuvre, traquant et réprimant avec férocité toute velléité démocratique. La Syrie du clan Assad, l’Égypte, de Nasser à Abdel Fattah Al-Sissi, et l’Algérie illustrent ce système d’une redoutable efficacité qui ne connaît aucune limite dans l’horreur. Filiu évoque cette « capacité [des dictateurs] à brûler littéralement leur pays pour ne rien céder de leur pouvoir absolu ».

Avant cela, le politologue fait un sort au mythe des « pères de la nation ». Mustafa Kemal en Turquie, Nasser en Égypte, Bourguiba en Tunisie, tous autocrates, vecteurs d’une indépendance formelle, imposant à leurs pays une culture occidentale mal acceptée. C’est sous leur influence que se constituent ces « États profonds » qui n’ont guère à rendre de comptes. Filiu utilise ce qu’il appelle « la matrice algérienne » pour analyser les mécanismes des contre-révolutions. Vingt ans avant les révolutions de 2010-2011, l’Algérie avait montré la voie de la barbarie. La répétition de l’histoire est troublante. Le soulèvement d’octobre 1988 – et la brève parenthèse démocratique tolérée par Chadli, le « Gorbatchev algérien » –, des élections régulières et la victoire annoncée des islamistes du Front islamiste du salut préfigurent les futures révolutions. Puis c’est le violent retour de bâton quand la junte interrompt le processus électoral et s’emploie « à recomposer dans le sang la scène politique algérienne ». Les militaires vont ensuite provoquer une guerre civile, jalonnée de massacres imputés à des groupes islamistes infiltrés par les « services » algériens.

On retrouvera en Syrie le même schéma, et les mêmes coups tordus qui sont la marque de l’État profond. Le mérite du livre de Filiu est de montrer qu’il n’y a pas de « moindre mal », mais la connivence meurtrière de tous ceux qui ne veulent pas de la démocratie, appuyée par la complicité active ou passive de la Russie et des Occidentaux.

Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la contre-révolution arabe, La Découverte, 311 p., 22 euros.

Idées
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