Le français en liberté

La francophonie échappe aux élites hexagonales, fascinées par le « globish », pour se déployer sur d’autres territoires.

Pouria Amirshahi  • 14 février 2018
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Le français en liberté
© Au rayon francophone du Salon du livre de Beyrouth.RAMZI HAIDAR / AFP

L ’indifférence des élites françaises au sort du français et de la francophonie est un scandale et une absurdité », écrivait Hubert Védrine, dans un rapport remis à Nicolas Sarkozy en septembre 2007. « Ni les Espagnols, ni les Russes, ni les Arabes, ni les Chinois, ni les Allemands ne sont aussi désinvoltes avec leur propre langue. » À voir… Toujours est-il qu’on ne compte plus les enseignes commerciales en « city », « market » et autres « shop », qui côtoient les slogans publicitaires assénés à grands coups de « easy » et de « love », ou encore les plateformes de « replay » personnalisées à la sauce « My TF1 » ou « My Canal ».

Il n’est pas de secteur de la société qui échappe aux anglicismes et, désormais, même pour défendre une cause ou appeler à la solidarité pour la financer, peu importe que le mot « souscription » existe : tant qu’on peut le dire dans un anglais imprononçable – « crowdfunding » –, on se sent à la pointe de la modernité. On pourrait s’en accommoder aisément – après tout, le cosmopolitisme est fécond – si cet english speaking, aussi envahissant que ridicule, ne signifiait pas en même temps des régressions primaires et infantilisantes, qui transparaissent particulièrement dans les méthodes contemporaines de « management ».

Le problème, c’est que la contestation de cette dérive est tout aussi problématique que la dérive elle-même. Car, le plus souvent, qui s’en plaint – et avec quels arguments – à part des nostalgiques de l’Empire qui ressassent à l’infini leur jalousie imbécile des Anglais ? Ces « défenseurs » de la langue française en sont même souvent devenus les pires avocats, allant jusqu’à vanter – comme M. Hamel dans La Dernière Classe d’Alphonse Daudet (déjà, en 1873) – ses vertus supérieures de « beauté », de « solidité », de « clarté », ou ses « valeurs » ; comme si le mandarin était « moche », comme si la liberté ne se conjuguait pas en arabe. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui décrètent la langue française immuable et refusent tout débat autour de la féminisation [1].

Pendant que notre État, sans regarder ni à Montréal ni à Abidjan, rend hommage à François Ier et aux ordonnances de Villers-Cotterêts sur l’usage du français dans les actes administratifs, des francophones du monde entier vivent en français… sans plus regarder vers la France. Et c’est là certainement la grande nouvelle qui permet à la langue de s’échapper de la prison nationale, exclusive et excluante. Car « le français est désormais une langue au pluriel », comme l’écrivait déjà l’universitaire Achille Mbembé en 2007 [2].

Une langue qui n’est plus la propriété, et encore moins sous l’autorité, de la France et qui est devenue une langue-monde. Une langue qui voit s’émerveiller des imaginaires poétiques et politiques différents sur presque tous les continents : c’est en français que les Tunisiens ont « dégagé » le dictateur Ben Ali ; c’est en français qu’écrit Nancy Huston ; c’est en français encore que les Burkinabés inventent leur « balai citoyen » révolutionnaire en 2013 et  2014 ; c’est par le français que le gouvernement du Québec accueille avec volontarisme les nouveaux immigrés ; c’est même en français que les Chinois vont faire des affaires dans une partie de l’Afrique. En français, mais sans la France.

Alors, pourquoi les élites françaises sont-elles si peu ou si mal investies dans cette aventure culturelle mondiale ? Est-ce parce qu’elles ne la commandent plus ? C’est ce que pourrait laisser penser l’histoire même de l’espace franco-phone. « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française », aimait à répéter le poète Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal indépendant de 1960 ; « un trésor de guerre », dira plus tard le Kabyle Kateb Yacine. De Gaulle ne voulait d’ailleurs pas de cet espace francophone, pensé comme une réponse postcoloniale par les nouveaux indépendants – le Sénégalais Senghor et ses homologues tunisien et nigérien, Habib Bourguiba et Hamani Diori, notamment. Voulu à la fois comme un moyen et un lieu de coopérations par la langue, il a malheureusement fini par se transformer, sous l’influence de la France, en « machin » – l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) – dont les missions paradiplomatiques n’ont pas grand-chose à voir avec… la langue. D’ailleurs, sur 84 États membres que compte, sous des statuts divers, la Francophonie… une trentaine seulement est francophone. On y trouve, pêle-mêle, le Mexique, la Serbie, l’Égypte ou encore les Émirats arabes unis et le Qatar !

Cette Francophonie-là est en train de mourir, comme s’éteindront les porte-drapeaux d’une France repliée sur un passé imaginaire. Car il est une autre explication à la crispation française. « Nous avons, en France comme dans d’autres pays, la mauvaise habitude d’identifier langue et nation », disait le linguiste Alain Rey en 2010 [3]. Ferment unificateur de la République, symbole du rayonnement colonial, le français a pris dans le ciment de la grande Révolution qui a vu en lui tout à la fois sa gloire et sa postérité. Et son Académie dédiée, encostumée, veille aujourd’hui comme un gardien de zoo endormi.

Malgré les travaux et les recommandations de la Direction générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), notre pays connaît un double blocage : d’un côté, on regrette toujours l’existence des autres langues sur le territoire national (on l’a vu avec le corse ou l’arabe dialectal, qui est reconnu comme « langue de France » en raison du nombre de locuteurs de plusieurs générations) ; de l’autre, on ignore, voire on méprise, sa modernité cosmopolite. Comme si parler français, c’était être seulement français ; et inversement…

Quand les écoles d’Angleterre et d’Amérique s’ouvrent aux auteurs anglophones du monde entier, nos programmes de littérature demeurent étonnamment figés. À la porte de nos classes, restent bloqués les innombrables Sony Labou Tansi, Mohamed Dib, Antonine Maillet, Calixthe Belaya, Ahmadou Kourouma, tandis que des départements de littérature francophone leur font la part belle… aux États-Unis ! Selon Béligh Nabli, chercheur à l’Iris et fondateur du site d’information Chronik.fr, cette crispation linguistique comme « repli identitaire hexagonal est la manifestation d’un désarroi face à la “diversité culturelle” infranationale, transnationale et supranationale ».

Qu’entend faire le nouveau président de la République dans ce domaine ? Pour l’heure, il a confié à l’Institut français l’organisation d’une « consultation citoyenne sur la promotion de la langue française et du plurilinguisme dans le monde », et une conférence internationale se tient sur le sujet cette semaine [4]. Les mauvais esprits auront démasqué la duplicité de son discours du 24 janvier au Forum économique de Davos (déroulé en anglais pour vanter les vertus de la mondialisation, et « en même temps » en français pour en dénoncer les abus) ; les plus optimistes compteront sur ses premiers pas volontaristes : après avoir nommé l’écrivaine Leïla Slimani pour le représenter personnellement dans la Francophonie, Emmanuel Macron a annoncé un discours fin mars à l’occasion de la Semaine de la langue française.

S’il s’agit strictement de renforcer l’influence française (c’est-à-dire de continuer la colonisation par d’autres moyens), alors il est à parier que la francophonie restera à quai, désertée, sauf par le chef de gare, français celui-là. S’il s’agit de contribuer, dans un rapport d’égalité entre peuples et nations, à l’émergence d’une communauté culturelle mondiale, liée par la langue et cosmopolite par ses identités multiples, alors la francophonie devient une fraternité possible, à laquelle les Français pourront prendre toute leur part. Encore faut-il encourager cette dynamique sur le vif, en employant ces mots nouveaux venus de tout le monde francophone – de la banlieue de Marseille aux rues de Kinshasa en passant par la campagne suisse –, c’est-à-dire contre tout académisme franco-centré qui fige et renvoie le présent aux obligations et aux codes d’une histoire momifiée.

Mais il faudra mélanger plus que des mots : des savoirs, des connaissances, des programmes audiovisuels, des œuvres, et surtout des femmes et des hommes. Sans mobilité, la franco-phonie est sans avenir. Pourquoi pas, demain, un visa francophone pour circuler de Montréal à Abidjan, un Erasmus pour étudier à Bruxelles ou à Alger, une revue scientifique pour chercher de Paris à Rabat, des diplômes communs pour les universités de Dakar et de Lausanne ? C’est ce que proposaient les députés français, le 22 janvier 2014, dans un rapport parlementaire [5]. Pas sûr que le gouvernement français souhaite partager un rêve francophone aussi grand que le rêve européen… Entre le conservatisme d’une langue muséifiée et son abandon au « sabir globish », la France offre encore peu d’espaces de modernité pour sa langue nationale. Peu conscients de la vitalité de la langue française actuelle, enrichie et parfois créolisée aux quatre coins du monde, nos dirigeants sont encore réticents à se considérer comme partie prenante d’un ensemble géoculturel. Sauf pour cultiver une sphère d’influence.

Pourtant, l’avenir du français est ailleurs que dans les salons, et peut-être même ailleurs qu’en France. Langue officielle ici, langue nationale véhiculaire là, langue populaire vernaculaire ailleurs, ou langue pratique de communication supra–dialectale, le français se fond, se confond et se réinvente avec et dans les cultures du monde. Au-delà même des États-nations, il enfante des imaginaires neufs. On les lit, on les entend déjà sur les scènes et dans les librairies de chez nous, et au-delà des cercles culturels ; ce sont les nouvelles générations de Français qui assument le cosmopolitisme francophone face à l’universalisme franco-centré. C’est ce que constate aussi Ivan Kabacoff, animateur de « Destination francophonie » sur TV5 Monde, baroudeur (ou globe-trotter, comme on voudra) de la langue française : « La francophonie d’aujourd’hui, c’est une Russe qui vit à Montréal et offre des cours de français aux commerçants immigrants venus du Moyen-Orient et d’Asie ; c’est un Polonais qui fait vivre le théâtre francophone dans son pays natal. »

Bientôt, alors, la langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontière que celles de l’esprit [^6] ». Ce monde-là est devant nous, n’en déplaise aux tristes personnes.

[1] Voir « Parlez-vous l’inclusif ? », de Patrick Piro, dans le n° 1482 de Politis (13 décembre 2017).

[2] Dans une tribune publiée sur le site congopage.com

[3] Dans un entretien à TV5 Monde.

[4] Les 14 et 15 février à la Cité internationale universitaire de Paris.

[5] www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1723.asp

[6] « Pour une Littérature-Monde », le Manifeste des 44, Le Monde (15 mars 2017).

Monde
Publié dans le dossier
La francophonie has been ?
Temps de lecture : 9 minutes
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