La solution au chômage ? Fliquer les chômeurs

Le projet Pénicaud va intensifier la pression sur les demandeurs d’emploi, sans leur donner les moyens de sortir de leur précarité.

Erwan Manac'h  • 25 avril 2018 abonné·es
La solution au chômage ? Fliquer les chômeurs
© photo : Muriel Pénicaud dans une agence de Pôle emploi qui expérimente un nouvel outil numérique.crédit : Nicolas Liponne/NurPhoto/AFP

Le gouvernement semblait gêné aux entournures au moment de dévoiler son arsenal de cinq mesures renforçant les contrôles et les sanctions contre les demandeurs d’emploi. Au point de nier l’évidence : non, assure la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, le dispositif ne jette aucun opprobre sur les 5,9 millions de personnes à la recherche d’un emploi. La multiplication par cinq du nombre de contrôleurs d’ici à 2020 et la nouvelle échelle des sanctions doivent au contraire améliorer l’accompagnement et tordre enfin le cou aux idées reçues.

La pirouette aura au moins déclenché l’hilarité parmi les associations de chômeurs, qui ne sont pourtant pas à la fête. Indignées, à l’instar de Solidaires SUD emploi, par un « climat détestable de suspicion généralisée », alors que le manque d’offres d’emploi est criant et que moins de la moitié des demandeurs d’emploi sont aujourd’hui indemnisés (43 %).

Le contrôle des chômeurs est un refrain qui a toujours rythmé les discussions autour de l’assurance chômage, même si la France a su préserver un niveau de solidarité supérieur à celui de ses voisins européens (1). Depuis les années 1990, l’équilibre entre les droits et les devoirs des demandeurs d’emploi penche progressivement vers une logique répressive. Nicolas Sarkozy a entonné bruyamment ce refrain à partir de 2008, en créant Pôle emploi et en lui conférant la compétence de radier les chômeurs. Plus discrètement, François Hollande a été le premier à créer au sein de Pôle emploi un corps spécifique pour le contrôle, une mission autrefois dévolue aux services du ministère du Travail (Direccte).

Un contrôle plus intense et plus sévère

Présenté vendredi 27 avril en Conseil des ministres, le projet Pénicaud prévoit ces cinq mesures :

– Multiplication par cinq du nombre d’agents de contrôle d’ici à 2020 (de 200 à 1 000), sans embauche supplémentaire.

– Expérimentation d’un « journal de bord numérique » personnel pour chaque chômeur.

– Individualisation de l’« offre raisonnable d’emploi ».

– Refonte de l’échelle des sanctions : 15 jours de radiation pour absence à une convocation, contre un mois aujourd’hui. Pour les autres motifs (défaut de recherche, refus répété d’une « offre raisonnable », etc.), un mois de radiation avec gel des allocations dès le premier manquement – contre deux semaines actuellement ; deux mois avec suppression des allocations pour un deuxième manquement ; quatre mois avec suppression pour un troisième. Plus de sanction pour refus de formation ou de visite médicale.

– Pouvoir de suppression des allocations transféré à Pôle emploi (aujourd’hui dévolu aux préfets).

Le Medef excelle, lui, dans l’art d’installer une petite musique répressive qui finit par se banaliser, par exemple en agitant le chiffre de 500 000 offres non pourvues. Pôle emploi en dénombre plutôt 150 000 en 2017, dont la moitié seulement sur des contrats de plus de six mois, et note que 87 % d’entre elles avaient reçu au moins une candidature. Quoi qu’il en soit, les fantasmes ont la vie dure. Le « chômeur golfeur » des années 1970 a été remplacé dans l’imaginaire poujadiste par le demandeur d’emploi qui « part en vacances aux Bahamas », pour reprendre les mots du député LREM Damien Adam.

Le durcissement progressif des contrôles a produit des résultats très limités, selon Pôle emploi lui-même. Les investigations opérées depuis 2015 n’ont débusqué que 14 % de chômeurs ne pouvant prouver une recherche active d’emploi… dont deux tiers ne percevaient pas d’allocation. Alors que 10 % des contrôles se fondaient sur le signalement d’un conseiller et deux tiers étaient ciblés sur les « secteurs en tension », « là où plus personne ne veut aller parce que les employeurs ne payent pas les heures effectuées ou maintiennent des conditions de travail abominables », explique Rose-Marie Pechallat, conseillère retraitée.

C’est ce qui doit changer, pour le gouvernement, qui veut une « meilleure effectivité des obligations liées à la recherche d’emploi », comme on peut le lire en exposé des motifs du projet de loi. Face à cela, la principale inquiétude des associations est que cela entraîne encore plus de situations injustes, car il n’est pas toujours facile de prouver une recherche effective d’emploi. « De plus en plus de recrutements se font hors annonce, sur le “marché caché” de l’emploi », pointe Nicolas Gros, de Solidarités nouvelles face au chômage.

Les associations alertent aussi sur le sentiment de persécution déjà très présent parmi les demandeurs, qui doivent zigzaguer entre les pièges de la machine infernale qu’est devenue Pôle emploi. Les contrôles se fondent sur l’utilisation que le demandeur d’emploi fait ou non de l’outil informatique mis en place par l’établissement public. Ce qui oblige les chômeurs à l’utiliser même quand il se révèle inutile à leurs recherches, parfois dans leur seul but de laisser une trace dans leur cyberespace.

« Ceux qui seront pris sont ceux qui souffrent déjà de la dématérialisation des démarches », s’alarme Daniel Mémain, conseiller Pôle emploi « consterné » et porte-parole de Solidaires-SUD emploi en Midi-Pyrénées. « Les vrais tricheurs, ceux qui sont malins et profitent du système, eux, se débrouilleront pour remplir les conditions. » Il se souvient d’un demandeur comprenant mal le français, qui n’avait pas su répondre aux cinq pages de questionnaire envoyées par le contrôleur pour vérification (la deuxième étape du contrôle, qui en compte quatre, avant une radiation de deux semaines). Le conseiller n’a pas pu empêcher sa radiation : « Lorsqu’un contrôle est déclenché, nous sommes prévenus et avons interdiction d’agir et de contacter le demandeur », précise Daniel Mémain, affolé à l’idée que le nombre de contrôleurs va être multiplié par cinq. « La pression sera énorme. Je ne vois pas comment nous allons supporter ça d’un point de vue éthique. »

Le médiateur de Pôle emploi, autorité indépendante rattachée au Défenseur des droits, rappelle quant à lui que le système est déjà sévère. Supprimer le revenu d’un demandeur d’emploi pendant deux mois, pour un smicard, « est plus lourd qu’une contravention de cinquième classe, à 1 500 euros, prononcée pour violences volontaires ayant entraîné huit jours d’ITT ».

Beaucoup de témoignages évoquent également une déshumanisation des services, notamment avec la dématérialisation des démarches. Pôle emploi cherche à faire des économies et à automatiser des tâches pour les sous-traiter. Même la démarche cruciale de l’inscription se fait désormais entièrement en ligne. Or, cocher ou non une case peut engendrer un écart important dans les allocations. Et le numérique reste une barrière pour 7 millions de Français (2).

Pourtant, ce mouvement pourrait s’accentuer avec la création d’un « journal de bord numérique » que chaque demandeur devra remplir tous les mois. C’est censé faire gagner du temps aux conseillers et empêcher qu’un demandeur lâche prise, mais cela pourrait surtout ajouter une couche de contrôle sur des procédures déjà complexes.

La direction de Pôle emploi répond à ces critiques par un sondage de satisfaction interne qui montre une légère amélioration de l’appréciation des demandeurs (3). Mais elle n’est pas aidée par le gouvernement, qui lui impose une rigueur budgétaire l’obligeant à couper dans les effectifs, alors que chaque conseiller suit déjà entre 150 et 200 demandeurs d’emploi en moyenne. Ce sont 297 postes de conseillers qui seront détruits en 2018. Et la création de 800 postes de contrôleurs se fera par un transfert de conseillers.

Pour compenser, Pôle emploi a déployé 4 200 volontaires en service civique. Mais ils n’ont pas suffi à empêcher une litanie de petites erreurs ayant généré des trop-perçus que l’administration réclame avec un autoritarisme abscons qui brise même les mieux armés. C’est encore le médiateur qui l’écrit, dans son rapport pour 2017. Il y a « un tabou à surmonter : l’erreur de Pôle emploi ». Inévitable, selon lui, vu le nombre d’opérations effectuées, elle est encore trop souvent « camouflée ». « La culture de négation de l’erreur est ancrée », relève-t-il, appelant à une « évolution culturelle ».

« Il y a des moments où vous avez juste envie de hurler devant cette violence quotidienne », soupire Rose-Marie Pechallat, qui organise jour et nuit depuis 2008 la solidarité entre accidentés de Pôle emploi. Son forum en ligne enregistre environ 60 000 connexions par mois et sert d’observatoire des arcanes de la machine Pôle emploi. _« Les demandeurs d’emploi vivent dans l’angoisse de tout : d’être radiés, d’être obligés d’aller à une formation inutile qui les obligera à payer le transport et à manger dehors, de recevoir des offres qui ne leur correspondent pas, rapporte l’ancienne conseillère. Ils ont la peur au ventre en permanence. »

Lynda Lavitry, sociologue, observe aussi un glissement culturel à Pôle emploi. Depuis les années 2000, les conseillers sont de plus en plus évalués individuellement. La manie du reporting, qui obsède les ressources humaines des entreprises privées, a diffusé dans l’établissement public une kyrielle d’« indicateurs » pour gérer les flux, qui incite à « traquer les personnes ».

Daniel Mémain témoigne sans détours de cette « inflation des outils et dispositifs multiples et croisés », qui ont eu « un impact direct sur notre “posture” de contrôle des demandeurs d’emploi ». Et lorsque les voyants restent au rouge trop longtemps, les conseillers sont tentés de « signaler » les cas aux services de contrôle, pour faire sortir le demandeur de leur « portefeuille », relève Lynda Lavitry.

L’efficacité du contrôle dépend donc fortement de l’adhésion des professionnels. L’ex-région Midi-Pyrénées s’est ainsi illustrée par un taux de radiation sans commune mesure avec les autres régions, sous la férule d’une directrice des équipes de contrôle « particulièrement zélée ». Nombre d’associations craignent que cet arbitraire soit renforcé par la réforme qui donne à Pôle emploi les pleins pouvoirs en matière de contrôle, alors même que c’est lui qui distribue les allocations. Une position de « juge et partie » qui pourrait l’inciter à plus de sévérité. Il pourra désormais supprimer des allocations, un pouvoir jusqu’alors réservé aux préfets, mais jamais appliqué. La plupart des « radiations » de Pôle emploi concernent aujourd’hui des « suspensions » de droits (4).

Comment, alors, espérer la relation « éclairée et de confiance » qu’entend favoriser la loi, entre le chercheur d’emploi et le conseiller, au moment de définir conjointement ce qu’est « l’offre raisonnable d’emploi » ? Pour « personnaliser » davantage cette offre et, dixit le gouvernement, la « rendre plus opérante », la définition sera négociée directement entre le conseiller et le demandeur. Mais, « dans une relation très déséquilibrée, on peut évidemment discuter la notion de “négociation” », note le sociologue Didier Demazière, qui craint que cette réforme n’introduise une « vulnérabilité » supplémentaire.

« Il y a un rapport presque féodal de Pôle emploi avec les chômeurs, qui conduit ces derniers à faire profil bas, soupire Robert Crémieux, du Mouvement national des chômeurs et précaires. Ils ont peur d’être saqués. » D’autant que la refonte des barèmes de sanctions, qui doit être officialisée par décret d’ici à l’automne, prévoit une radiation d’un mois immédiatement après le deuxième refus d’une offre « raisonnable ». Le but de ce changement de méthode, selon une source interne à Pôle emploi, est « d’inciter le demandeur d’emploi à revoir ses ambitions après un certain temps ». C’est tout l’enjeu de la réforme.

Certes, comme le relèvent certains, une hausse des radiations fera artificiellement baisser les chiffres du chômage. C’est une hypothèse qui rappelle que, par le passé, les radiations ont déjà été instrumentalisées pour agir sur « la courbe » du chômage, faute de pouvoir agir sur le chômage lui-même. Mais ces calculs d’apothicaires devraient en réalité rester « négligeables », estime Didier Demazière. « L’enjeu structurant et la grande ambition de cette réforme sont de faire baisser les exigences des demandeurs d’emploi, déjà nettement dégradées. Les répercussions seront importantes sur les salariés eux-mêmes. » Forcer la main aux chômeurs induit une précarisation globale de l’emploi. « L’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme garantit pourtant le libre choix de son travail », rappelle Robert Crémieux.

(1) En Angleterre, les demandeurs doivent passer 35 heures par semaine sur un site officiel de recherche d’emploi, sous peine d’amende, et accepter n’importe quel emploi.

(2) Baromètre du numérique 2017, data.gouv.fr

(3) 76 % de demandeurs d’emploi « globalement satisfaits » en 2017, contre 67 % en 2014, sondage BVA pour Pôle emploi.

(4) Une suspension de deux mois reporte d’autant la fin de la période d’indemnisation.

Travail
Publié dans le dossier
Chômeurs : Le tri par le vide
Temps de lecture : 11 minutes

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