L’internationale des gens qui « travaillent bien »

Dans Nul homme n’est une île, Dominique Marchais montre deux expériences de « bon gouvernement », l’une en Sicile et l’autre dans le Vorarlberg, en Autriche.

Christophe Kantcheff  • 4 avril 2018 abonné·es
L’internationale des gens qui « travaillent bien »
photo : Alberto, de la coopérative sicilienne Galline Felici.
© Zadigfilms

La séquence d’ouverture de Nul homme n’est une île est exemplaire. On entre dans la salle du Conseil du Palais communal de Sienne, en Italie, où le peintre Ambrogio Lorenzetti a peint en 1338 une fresque en deux parties : d’un côté, le bon gouvernement ; de l’autre, le mauvais. Bien qu’exécutée au Moyen Âge, période considérée aujourd’hui comme un bloc d’obscurantisme, cette fresque est très avant-gardiste. Outre que Dieu y est relégué à la portion congrue, les affaires de la cité y sont conduites par une vingtaine d’habitants, d’un poids décisionnaire égal, désignés par les citoyens. Le bon gouvernement se juge avant tout à ses effets sur les hommes et sur le paysage, que le peintre, dans un continuum harmonieux, montre englobant la ville et la campagne.

Dominique Marchais met ses pas dans ceux de Lorenzetti. Ses deux premiers films, Le Temps des grâces (2010) et La Ligne de partage des eaux (2014), concernaient le mauvais gouvernement. Avec ce nouveau film, le cinéaste donne des exemples de ce qu’il tient pour un bon gouvernement. Ce sont avant tout des citoyens qui s’organisent pour décider et agir ensemble, avec pour premières préoccupations redonner un sens à ce qu’ils font et améliorer la qualité de vie. Trois exigences sont réunies : démocratique, sociale et écologique.

Dominique Marchais explore deux entités en Europe aux caractéristiques a priori très différentes. D’abord, en Sicile, sur un territoire vérolé par la grande distribution, c’est la coopérative Galline Felici, productrice d’agrumes, en voie de diversification. Lancée par de beaux personnages comme Alberto ou Barbara, têtes politiques pas du tout nostalgiques de leurs « illusions » de jeunesse mais, au contraire, mettant en œuvre leurs idéaux dans une utopie en acte, rationnelle et efficace. Ensuite, ce sont des villages sur la frontière suisse et dans le Vorarlberg, région autrichienne ayant su adapter ses institutions pour croiser les matériaux locaux (le bois en particulier), l’ingéniosité artisanale et l’innovation -écologique.

En un plan – des musiciens en costume traditionnel dans le Vorarlberg, dont le film montre pourtant à quel point cette région est en avance –, Nul homme est une île se garde de toute simplification. C’est l’éthique d’un cinéaste pour qui la rigueur de la réflexion interdit les images réductrices. Mais n’exclut pas la beauté. Dans le Vorarlberg, des architectes ont conçu un bâtiment pour mieux admirer le paysage. Celui-ci offre tout simplement un cadre au regard. La définition même du cinéma.

Le Temps des grâces, La Ligne de partage des eaux, et maintenant Nul homme n’est une île. Vos trois films sont liés et attestent d’une évolution. Laquelle ?

Dominique Marchais : Ce sont à chaque fois des façons différentes de problématiser le paysage. Dans Le Temps des grâces, le paysage est très cadré, comme un tableau. Le film articule l’image d’un paysage produit par une vision politique, celle de la modernisation, et les restes évanescents d’un paysage agricole préexistant. Dans La Ligne de partage des eaux, on a plutôt un paysage champ de forces, qui se recompose en permanence, qui est le fruit d’une myriade d’acteurs, mais sans vision partagée ni projet commun. Le Temps des grâces entretient un rapport mélancolique aux paysages, La Ligne de partage des eaux dresse un état des lieux aujourd’hui. Ce troisième film envisage le paysage comme un projet politique. Et ce n’est pas un hasard si c’est à l’étranger que j’arrive à le filmer.

Pourquoi ?

Il y a beaucoup d’expériences intéressantes en France, mais une sorte de plafond de verre empêche ces expériences de prendre de l’ampleur, d’en entraîner d’autres. En France, quand on a un projet, on se tourne toujours vers l’État à un moment donné. Celui-ci redistribue beaucoup, mais cela enlève certainement de la puissance d’agir. En outre, la démocratie territoriale reste de façade, ce qui fait que les personnes les plus motivées s’aperçoivent au bout d’un certain temps qu’elles participent à un jeu de dupes. Nous avons en France un jacobinisme démocratique, mais aussi les féodalités.

Les Siciliens de Galline Felici, eux, ne se tournent ni vers l’État, ni vers la région, ni même vers le maire de leur commune. Ils ne veulent ni être dans la plainte ni subir des blocages. Ils contournent les obstacles et tissent des liens qui les aident à avancer – et ça marche.

Quant à l’Autriche, les Länder y bénéficient d’une grande autonomie. Au Vorarlberg, celle-ci est particulièrement bien défendue. Cette région, la plus éloignée de Vienne, était très méprisée sous l’Empire. Aujourd’hui, il y règne une forme d’irrédentisme. Ces gens qui ont été relégués à la périphérie pendant des siècles se retrouvent aujourd’hui au centre de la vallée du Rhin, avec la Suisse, le nord de l’Italie et la Bavière. L’identité autrichienne n’apparaît quasiment jamais quand on est au Vorarlberg.

L’exercice démocratique n’est-il pas au cœur du film ?

Le film, en effet, fait le pari qu’on peut répondre aux enjeux écologiques et à la transition énergétique par l’approfondissement démocratique. Le chemin à parcourir est tellement ardu que la contrainte ne saurait suffire. Il faut que les gens comprennent et intériorisent ce qui se joue à l’échelle de la planète. Dans cette perspective, les expériences locales et la démocratie participative effective – avec des collectifs hybrides qui concourent ensemble à l’état des lieux puis à formuler un projet – sont déterminants. C’est là que se font l’éducation populaire et la politique.

Aujourd’hui, il y a très peu de politique. On nous bassine avec les faits et gestes de Poutine et de Trump, alors qu’on ne se soucie guère des Poutine et des Trump qui sont dans nos campagnes et nos administrations, et dont les responsabilités sont immenses, par exemple en ce qui concerne les nappes de la Beauce bourrées de nitrate ou la disparition d’un tiers des oiseaux en quinze ans. Il faut que les citoyens reprennent du -pouvoir sur les espaces où ils vivent. Les Galline Felici et le Vorarlberg sont des incarnations de cela.

L’une des caractéristiques importantes des Galline Felici est de s’appuyer sur un réseau de consommateurs dans toute l’Europe [1]…

Les membres de cette coopérative ont des liens avec des groupes de consommateurs un peu partout en Europe et travaillent sur la notion de coproduction. Car l’idée n’est pas de s’en tenir à un rapport classique de producteurs et de consommateurs. Ces derniers deviennent acteurs de la production sous la forme d’avance de trésorerie. Pas seulement en cas de coup dur, mais sur le long terme, pour lancer de nouvelles productions. C’est intéressant, parce que la coopérative souhaite sortir de la prédominance des agrumes, en raison du dérèglement climatique. Ainsi, elle plante des bananeraies.

Ce que font les Galline Felici, notamment à l’instigation de Roberto et de Barbara, qui ont la tête très politique, résonne avec ce que disent Pierre Dardot et Christian Laval, dans leur livre Commun, sur la nécessité de créer des institutions, même si au départ on ne sait pas comment on va s’y prendre. Les Galline Felici ont institutionnalisé les réseaux de consommateurs, centrés sur l’économie sociale et solidaire. L’objectif est de donner une taille critique à la coopérative et de la consolider. Cela se fait avec des partenaires qui sont éloignés, en Europe, mais Internet le permet. Cela dit, pour sensibiliser les populations, ils font aussi beaucoup d’actions dans les écoles, projettent des films, forment sur l’alimentation…

Quel rapport établissez-vous entre les Galline Felici et le Vorarlberg ?

Ce qui m’intéressait était de comparer des territorialités très différentes. Le Vorarlberg possède des institutions et une administration qui ont une histoire. Celles-ci ont été élaborées à partir des années 1960 sous l’effet de petits groupes de professionnels pionniers, type Galline Felici, sauf qu’il s’agit ici d’architectes et de charpentiers. Ces derniers ont accompli un travail d’acculturation qui a conduit des élus locaux à comprendre combien l’architecture écologique pouvait représenter une chance pour leur territoire. Par exemple, le « Bureau des questions du futur », qu’on voit dans le film, est une institution régionale créée deux décennies auparavant. Les Baukünstler [les architectes, NDLR] étaient les Galline Felici d’il y a trente ans. Mais cela ne veut pas forcément dire que les Galline Felici vont influencer la Sicile comme les architectes et les maîtres charpentiers l’ont fait au Vorarlberg.

Toutes ces initiatives ne devraient-elles pas être fédérées ?

Je suis devenu méfiant vis-à-vis de cette demande de réunification administrative ou politique, qui est une névrose française. Il m’a fallu un peu de temps, au Vorarlberg, pour comprendre qu’il y avait autant de structures administratives que de projets. C’est du pragmatisme institutionnel. En France, on s’épuise à définir l’échelle pertinente, c’est-à-dire le contenant, et ensuite seulement le contenu, c’est-à-dire les compétences.

Pourquoi la question du rapport de chacun à son travail est-elle essentielle à vos yeux ?

J’ai toujours été marqué par cette phrase attribuée à John Ford : « Quand je vois certains films, si je les avais faits, je me sentirais en état de péché mortel. » Dans le travail, on joue quelque chose de crucial, qui est lié au rapport à l’autre, dans ce qu’on lui présente et donne de soi. Je pense parfois Nul homme n’est une île comme une internationale des gens qui « travaillent bien ». À partir du moment où les gens retrouvent de la dignité et de la confiance en eux-mêmes, on peut aller beaucoup plus loin et s’ouvrir aux autres. Quand sa vie et son travail n’ont pas de sens, on se protège de l’autre, qui est ressenti comme une menace.

Le cinéma est-il pour vous une façon de penser le monde et votre place dans ce monde ?

Le sens de sa vie, celui de son travail, comment agir sur le monde… Ce sont des questions très intimes. Je m’interroge sur ma vie d’urbain ne participant à aucun collectif, ne militant pas. Ces questions évoluent avec le temps. Mais il y a toujours autant de points d’interrogation. En paraphrasant une formule de Gilles Deleuze dans L’Abécédaire à propos de la philosophie, je dirai qu’il faut sortir du cinéma par le cinéma. Le cinéma est le moyen de formaliser ce qui se joue entre soi et le monde. Le formaliser, le tester et le rejouer. C’est éprouvant mais exaltant.

[1] Voir dans Politis n° 1492, du 1er mars 2018.

Nul homme n’est une île, Dominique Marchais, 1 h 47.

Cinéma
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