Victoria Lomasko : L’amère Russie

Victoria Lomasko croque sur le vif ses Autres Russies, entre Pussy Riot, camionneurs en grève et camarades en rogne.

Marion Dumand  • 25 avril 2018 abonné·es
Victoria Lomasko : L’amère Russie
© image : DR

O ù peut-on se procurer une mitraillette pour tuer Poutine ? », demande la vieille femme. En un dessin, on a tout : le foulard à motifs, la mèche de cheveux, la canne, l’imperméable, le Caddie, le fauteuil de bus. Et le regard las de cette babouchka qui nous fixe, la bouche encore ouverte sur sa question-colère.

Ces mots et cette scène, l’artiste russe Victoria Lomasko les a figés aussi sec d’un feutre noir sans rature. On ressent le face-à-face, le carnet, les cahots. L’urgence de saisir des instants et des luttes, des corps et des mots. De ceux qui sont oubliés, enterrés, et que Victoria, dessinatrice et militante, attrape au vol. D’autres Russies réunit huit ans de ses reportages graphiques qui, de 2008 à 2016, nous entraînent dans une école de village, une colonie pénitentiaire pour mineurs, une grève (passionnante) de camionneurs, un appartement-bordel… On partage la rue froide avec des manifestants orthodoxes ou des anti-Poutine, le tribunal avec les Pussy Riot ; on participe à l’occupation d’un parc ou au premier festival de cinéma LGBT ; on mange une pizza avec Bakia, ancienne esclave délivrée par des activistes, et on s’émeut de la démarche de Baourjan, son fils, né en captivité.

D’autres Russies ne relève pas de la bande dessinée, mais d’un partage entre des dessins « instantanés » et un texte écrit après coup. Car les reportages de Victoria Lomasko sont d’abord des œuvres de terrain – et c’est ce terrain qui en conditionne la forme. « Il est primordial pour moi de dessiner des compositions achevées sur les lieux mêmes de l’événement et de ressentir son rythme et son énergie, dit-elle dans la préface. Les albums de dessins des XIXe et XXe siècles sont l’une de mes références, et notamment ceux réalisés pendant le blocus de Leningrad ou dans des camps de travail. Il s’agit non seulement d’œuvres artistiques, mais aussi de reliques importantes qui sont bien souvent les seuls témoignages visuels. » Ce choix donne une consistance paradoxale à son travail, comme si, sous les dessins, vivait encore la chair même de l’instant. On ne sait plus si l’enfant prisonnier qui regarde ailleurs habite ces pages en fantôme ou s’il n’a jamais existé aussi densément que là, suspendu.

Le recueil de Victoria Lomasko mérite d’être lu et attentivement regardé. De plus en plus dense et informatif, le texte nous permet d’appréhender contexte et sens. Quant aux dessins, on s’y absorbe : dans leur simplicité, ces icônes contemporaines sont à la fois trace et recomposition. La rapidité d’exécution ne saurait faire oublier une composition recherchée, touchant parfois au symbolisme. En témoigne la série sur les agences de prostitution, où Victoria Lomasko ne pouvait rester plus de quinze minutes. Pourtant, certains de ces dessins express, réalisés avec un feutre noir très large, ont la force des gravures bolcheviques ou anarchistes. L’humour noir de ces femmes en plus. L’une d’elles, tout en bigoudis, charisme et lucidité, ne précise-t-elle pas : « On tient le coup grâce au rire – et à la vodka » ?

D’autres Russies, Victoria Lomasko, traduit du russe par Gérald Auclin, The Hoochie Coochie, 336 p., 19 euros.

Littérature
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