En Belgique, la solidarité faite crime

Trois femmes sont accusées de trafic d’êtres humains pour avoir hébergé des migrants. Les politiciens sont gagnés par la vague populiste et xénophobe à l’approche d’échéances électorales.

Vanina Delmas  • 30 mai 2018 abonné·es
En Belgique, la solidarité faite crime
© Au parc Maximilien, à Bruxelles, le 25 février 2018, de nombreux bénévoles s’activent pour venir en aide aux réfugiés.Virginie NGUYEN HOANG/Hans Lucas/AFP

Quelque 200 kilomètres séparent Calais de Bruxelles. Une broutille pour ces migrants qui ont déjà parcouru une distance bien plus longue, sur terre et sur mer.

Mawda : une tragédie devenue affaire politique

Dans la nuit du 16 au 17 mai, une course-poursuite entre la police belge et une camionnette transportant une vingtaine de migrants kurdes – dont quatre enfants – a connu une fin tragique. Mawda Shawri, 2 ans, a été mortellement touchée par une balle dans la joue. Après quelques jours de flou, le policier responsable du coup de feu a été identifié, et une enquête a été confiée au Comité P, la police des polices belge. Une histoire dramatique, caractéristique de la criminalisation des migrants par les autorités belges. Bart De Wever, président du parti N-VA, s’est attiré les foudres médiatiques, politiques et publiques en clamant qu’« il faut oser pointer la responsabilité des parents » dans la mort de leur fille. Selon l’avocat Alexis Deswaef, tous les occupants de la camionnette ont été considérés comme des criminels, même les parents de l’enfant. « La mère a été menottée et conduite en cellule avec son fils de 4 ans. Elle n’a même pas pu accompagner sa fille dans l’ambulance alors que Mawda est décédée pendant le trajet jusqu’à l’hôpital ! », s’indigne l’ancien président de la Ligue des droits de l’homme de Belgique.

Depuis la fermeture de la jungle de Calais fin 2016, nombreux sont ceux qui choisissent la Belgique pour tenter de gagner leur eldorado britannique. Certains s’y fixent, essentiellement dans la zone industrielle de Furnes et le port de Zeebruges, mais aussi à Bruxelles. Chaque soir, autour du parc Maximilien, des centaines de personnes regroupées au sein de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés se mobilisent pour trouver un toit aux migrants laissés à la rue, dans un dortoir ou chez l’habitant.

En transformant leur prise de conscience en actes, ces Belges solidaires étaient à mille lieues de se douter que leur simple geste d’humanité pourrait les conduire devant la justice. Pourtant, le 20 octobre 2017, des agents flamands de la police fédérale débarquent chez trois femmes, des Belges francophones, pour une perquisition matinale. Celles-ci apprennent qu’elles sont poursuivies pour « trafic d’êtres humains » sur 95 personnes, dont 12 mineurs, et considérées comme membres d’une « organisation criminelle ». Quelques jours auparavant, les autorités ont arrêté sept migrants, « présumés passeurs », sur un parking. En fouillant dans leurs affaires et leurs téléphones, ils ont trouvé le nom ou le contact de ces trois femmes et créé des connexions hasardeuses.

Myriam Berghe est l’une d’entre elles. Journaliste, elle a réalisé un reportage dans la jungle de Calais il y a trois ans ; depuis, elle s’investit quotidiennement pour aider les migrants en détresse arrivés dans la capitale belge. « Mon appartement est devenu une annexe de la jungle pendant plusieurs mois », raconte-t-elle. Elle se lie d’amitié avec Hassan, un jeune Égyptien, et lui propose de rester vivre chez elle. Lui aussi est poursuivi en justice pour les mêmes raisons : il est en prison depuis six mois.

Lors de son audition au commissariat de Gand, « qui a duré huit ou neuf heures », les policiers affirment à Myriam que son téléphone a été détecté en Flandre. Celle-ci rétorque qu’elle n’y a jamais mis les pieds. Ils l’accusent d’avoir hébergé un des sept passeurs présumés, donc d’être sa complice. « Oui, j’ai dû l’héberger deux ou trois nuits, mais il ne parlait que l’arabe. Comme je ne suis pas arabophone, on a juste échangé des bonjour, au revoir, merci, souligne-t-elle. Je connais des migrants qui ont réussi à passer en Angleterre, et je connais aussi leur situation aujourd’hui de l’autre côté de la Manche _: ce n’est pas le paradis_ ! Jamais je n’ai conseillé d’y aller, et encore moins aidé une personne à le faire », proteste-t-elle, écœurée par tant d’inhumanité.

Avec son reportage, Myriam a impliqué malgré elle une collègue dans l’aventure de l’entraide… et du « délit de solidarité ». Anouk Van Gestel héberge parfois des migrants chez elle, puis fait la rencontre de Moha, un Soudanais de 16 ans. Elle le prend sous son aile et avoue s’être renseignée sur les possibilités de passage en Angleterre. « J’ai commis une erreur due à mon ignorance _: je ne savais pas qu’un mineur n’était pas menacé par le règlement européen Dublin et qu’il pouvait être protégé. Mais nous ne sommes pas passés à l’acte. J’admets que j’ai frôlé l’illégalité, mais je refuse de dire que je suis coupable_ », clame-t-elle, plus déterminée que jamais.

Quant à Zakia, la troisième Belge poursuivie, elle ne connaissait pas les deux autres. Mais elle avait croisé la route de certains migrants arrêtés pendant ses activités de bénévole au parc Maximilien. « Tous ces jeunes, je les ai vus dormir par terre à Bruxelles, attendre dans les files d’attente pour manger… Je refuse que les gens qui aident les migrants soient vus comme des trafiquants d’êtres humains ! », proteste cette assistante sociale. Contrairement à Myriam et Anouk, Zakia a passé deux mois en prison, alors qu’elle allaitait encore son enfant de deux ans. « On m’a clairement dit que j’étais incarcérée parce que j’ai la double nationalité belgo-marocaine et que je représentais un “grand risque d’évasion” », souffle-t-elle. On comprend que le contexte post-attentats n’est pas étranger à tout cela. D’ailleurs, l’un des « crimes » de Zakia est d’avoir acheté une carte SIM à son nom pour l’un des migrants. En effet, à la suite des attentats de 2016 à Bruxelles, le gouvernement a supprimé l’anonymat des cartes prépayées.

Alexis Deswaef, avocat d’Anouk, précise qu’en Belgique le délit de solidarité n’existe pas et que « l’exception humanitaire est beaucoup plus large qu’en France ». Certes, la loi précise qu’aider un étranger à l’entrée, au séjour ou au transit sur le territoire ou vers un autre État membre de l’UE est punissable. « Mais, si cette aide est apportée à titre “principalement humanitaire”, l’alinéa 1er ne s’applique pas », poursuit celui qui est également l’ancien président de la Ligue des droits de l’homme.

Ce procès apparaît comme une nouvelle illustration du durcissement de la politique migratoire du pays, aux mains de l’Alliance néo-flamande (N-VA), le parti nationaliste flamand. En 2014, le libéral francophone Charles Michel a pris la tête d’une coalition de droite alliant des libéraux, des chrétiens-démocrates et les séparatistes flamands de la N-VA, avec Jan Jambon comme ministre de la Sécurité et de l’Intérieur, et le très polémique Théo Francken comme secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, lequel veut en finir avec « la politique du câlin envers les illégaux ».

« Le Premier ministre est accusé d’être la marionnette des nationalistes. La population, notamment wallonne, et l’intelligentsia belge lui reprochent d’accepter l’inacceptable. Il essaie de temporiser, mais la N-VA fait du chantage _: si l’un des deux ministres démissionne, le parti se retirera et une nouvelle période sans gouvernement commencera_ _»__,_ décrypte François Gemenne, politologue à l’Université de Liège et à Sciences Po-Paris, spécialiste des migrations.

La répression policière envers les migrants s’intensifie, et une déferlante de nouvelles lois et pratiques submerge petit à petit le pays. Dernière annonce : le projet de loi sur les visites domiciliaires, qui permettra de traquer les sans-papiers dans leur lieu de résidence, y compris chez les citoyens hébergeurs. Même si cette réforme n’a pas encore été votée, selon François Gemenne, « la logique fascisante du gouvernement » est enclenchée. Depuis un an, une loi permet d’expulser de Belgique des étrangers nés en Belgique, s’ils constituent un trouble à l’ordre public ou une menace pour la sécurité nationale. « La présomption d’innocence passe à la trappe puisqu’il n’y a plus besoin d’une condamnation par un tribunal _: un procès-verbal de police ou un rapport de sûreté de l’État suffisent_ !, s’indigne Alexis Deswaef. Je n’ai pas peur des mots _: ils introduisent dans notre législation des mesures qui relèvent du fonds de commerce de l’extrême droite._ »

Le procès de Myriam, d’Anouk et de Zakia pourrait revêtir une envergure politique sans précédent en Belgique, notamment en raison des deux séquences électorales qui approchent : les élections communales en octobre et les législatives l’année prochaine. Les voix des électeurs flamands, moins propices à la solidarité envers les migrants, seront précieuses pour garantir la stabilité de l’actuel gouvernement.

L’enquête est pour le moment entre les mains du parquet de Dendermonde, en Flandre, réputé l’un des plus sévères du pays. La barrière de la langue a créé des quiproquos peu favorables aux trois femmes, qui risquent cinq à dix ans de prison et une amende de 38 000 euros. Elles ont donc demandé le transfert de leur procès à Bruxelles, afin d’éviter les problèmes de traduction et de pouvoir participer pleinement aux débats. La date et le lieu du procès devraient être annoncés le 4 juin.

Société Monde
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