Minuit, l’heure des comptes

Dans La Révolte, Julie-Marie Parmentier interprète une parfaite révoltée de Villiers de L’Isle-Adam.

Gilles Costaz  • 3 mai 2018 abonné·es
Minuit, l’heure des comptes
© photo : Alain Leroy

On exhume et on réhabilite régulièrement la pièce de Villiers de L’Isle-Adam La Révolte, sans qu’elle devienne véritablement un repère classique de notre théâtre. Jean-Marie Villégier, Alain Ollivier et Marc Paquien l’ont montée de façon musclée ; récemment, Salomé Broussky en donnait une version qui se passait dans notre XXIe siècle et tenait bien la route. Mais rien n’y fait. La Révolte reste une œuvre peu connue qui, en 1870, avait dix ans d’avance sur Une maison de poupée d’Ibsen. Car il s’agit de la même chose : une femme qui, méprisée par son mari, décide de s’en aller.

À la différence du texte d’Ibsen, qui se déroule sur plusieurs jours, celui de Villiers de L’Isle-Adam est concentré sur un court laps de temps : juste une nuit, quelques heures de vérité avant et après minuit. Dans son salon, un couple bourgeois consacre sa soirée à ses comptes : la colonne des bénéfices est juteuse ! C’est la femme, Élisabeth, qui fait l’essentiel du travail, la plume à la main. Le mari, Félix, surveille, opine. Il a confiance et fait parfois des compliments : quelle bonne épouse ! Ne lui a-t-elle pas fait tripler sa fortune ? On sent néanmoins quelques décalages. Élisabeth n’est pas favorable aux expulsions de débiteurs démunis, Félix n’y voit pas d’inconvénients. Mais, soudain, Élisabeth met fin à la routine des calculs nocturnes et fait front. Elle jette à son mari ce qu’elle pense vraiment de lui, méthodiquement, avec la même précision que celle qu’elle met dans ses comptes : elle mène une vie de morte. Aussi s’en va-t-elle. Une fois son réquisitoire terminé, elle sort pour monter dans une diligence qu’elle a fait venir.

Chez Ibsen, l’héroïne, Nora, part définitivement. Chez Villiers de L’Isle-Adam, la rebelle revient, pressée par le remords. De ce point de vue-là, la pièce du Français est moins forte que celle du Norvégien. Mais elle n’en a pas moins une audace similaire. Et elle a l’écriture plutôt échevelée de L’Isle-Adam, qui alterne l’ironie directe et la passion exaltée, la phrase sèche et le développement fébrile.

La mise en scène de Charles Tordjman s’appuie sur le dépouillement du décor de Vincent Tordjman : une pièce quasi nue, partiellement traversée par un cadre derrière lequel les deux protagonistes sont moins visibles, comme saisis par le flou ou le pointillisme. L’esprit est surtout de retrouver le climat et la brûlure d’autrefois, dans les broderies violettes de l’épouse et le jeu révolté mais d’un lyrisme contenu de l’interprète.

Julie-Marie Parmentier porte et libère les répliques dans une incandescence douce. Elle dénoue sans cesse une douleur dont le dévoilement est subtilement plus violent qu’une colère. Le rôle peut être tenu de façon fracassante, mais on est là dans un jeu extrêmement intériorisé, où une femme trouve dans un flux continu les mots de sa libération (provisoire), avec une maîtrise de l’expression qui associe l’élégance classique et le pathétique romantique. C’est une date dans l’appropriation du rôle.

Face à Julie-Marie Parmentier, Olivier Cruveiller campe un mari d’une seule pièce, juste un peu fracturé dans son confort, et ignoble avec classe ! La Révolte est bien une œuvre qui crie toujours l’injustice faite aux femmes.

La Révolte, Poche-Montparnasse, 01 45 44 50 21. Texte à L’Avant-Scène théâtre.

Théâtre
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