Roumanie : Machine arrière pour la démocratie

Le gouvernement multiplie les assauts contre l’État de droit, au risque de ruiner les progrès du pays ces dix dernières années.

Marianne Rigaux  • 13 juin 2018 abonné·es
Roumanie : Machine arrière pour la démocratie
© photo : Des manifestants brandissent le slogan de l’association citoyenne Declic contre la réforme de la justice, le 12 mai à Bucarest. crédit : Daniel MIHAILESCU/AFP

N ous voulons l’Europe, pas la dictature. » C’est en clamant ce slogan que 5 000 Roumains ont déferlé, le 12 mai, devant le siège du gouvernement à Bucarest et dans les autres grandes villes du pays. Une population fatiguée par la corruption et les abus du pouvoir, qui trouve encore la force de protester. En Roumanie, les manifestations se succèdent depuis janvier 2017 et l’inquiétude est palpable.

Voilà dix-huit mois que le Parti social-démocrate (PSD) a fait son retour au pouvoir, à la faveur des élections de décembre 2016. Dix-huit mois de bras de fer entre un gouvernement qui attaque l’État de droit sur tous les fronts et une société civile qui s’indigne. Élus principalement par la population rurale, les sociaux-démocrates ont convaincu par leurs promesses d’augmenter les salaires et les retraites, d’investir dans les infrastructures et la santé et de réduire les impôts. Signe de l’apathie générale, seuls 39,5 % des électeurs se sont rendus aux urnes : l’un des plus bas taux de participation depuis la fin de la dictature en 1989.

Attablé dans un café de Bucarest, Florin Badita, fondateur de la très populaire page Facebook « La corruption tue » et distingué en mai comme « personnalité européenne de l’année » par Euronews, s’emporte. « En 2016, on avait un gouvernement de technocrates, le meilleur qu’on ait jamais eu. Mais, dès janvier 2017, le PSD a montré son véritable objectif : faire fonctionner l’État dans l’intérêt des élus, et non dans l’intérêt général », dénonce l’activiste trentenaire.

À peine installé, le gouvernement adopte un décret assouplissant la législation anticorruption. Celui-ci prévoyait de dépénaliser les abus de pouvoir des fonctionnaires et des hommes politiques pour les préjudices inférieurs à 44 000 euros. Cela aurait permis l’acquittement de dizaines de personnes. À commencer par Liviu Dragnea et Calin Popescu-Tariceanu, respectivement leaders du PSD et de l’Alliance des libéraux et démocrates (Alde), partis de la coalition au pouvoir !

Les Roumains y ont vu une insulte aux efforts que mène le pays depuis dix ans pour endiguer une corruption généralisée. Et la mobilisation massive qui a suivi – la plus importante depuis la chute de Ceausescu en 1989 – a provoqué le retrait du décret. Mais la victoire a été de courte durée pour la société civile : en décembre 2017, les sociaux-démocrates reviennent à la charge en faisant adopter au Parlement une réforme du fonctionnement de la justice. Trois lois modifiant en profondeur le statut des magistrats, l’organisation judiciaire et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sont votées en moins d’une semaine, malgré les manifestations régulières et massives.

Empêcher les condamnations

Pour le président de la République Klaus Iohannis, issu du Parti national libéral (PNL) et en guerre ouverte avec la majorité, cette réforme constitue un « assaut du Parti social-démocrate contre la justice ». Dernier rempart avant la promulgation, il a contesté ces nouvelles lois devant la Cour constitutionnelle roumaine et saisi la commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe. Selon le chef de l’État, ces textes « fragilisent le statut du procureur », « risquent de bloquer la justice » et mettent en place des structures « susceptibles d’intimider les magistrats ».

Dans le viseur du PSD se trouvent en effet les magistrats de la redoutable Direction nationale anticorruption (DNA), créée en 2002 à la demande de Bruxelles. Ce parquet aux pouvoirs inédits en Europe enregistre de nombreux succès. Rien qu’en 2017, la DNA a mis en accusation plus de mille personnes. Dont trois ministres, cinq députés, un sénateur, deux secrétaires d’État, un ancien président de la Chambre des députés, le secrétaire général d’un ministère. Les 140 procureurs du DNA seraient un peu trop zélés au goût de certains sociaux-démocrates. « Ils ont réalisé qu’ils seront les prochains sur la liste et ils veulent empêcher les condamnations dans leurs propres rangs », dénonce Florin Badita, qui participe à toutes les manifestations depuis 2011.

À la DNA, l’inquiétude est vive. Sa cheffe, Laura Codruta Kövesi, reçoit dans son immense bureau. « Si la réforme de la justice est acceptée, la lutte anticorruption sera forcément affectée : certaines infractions ne relèveront plus du criminel, certains éléments ne seront plus considérés comme des preuves… » Régulièrement visée par des critiques depuis le début de son mandat, la procureure en chef est maintenant sous le coup d’une demande de révocation. « Le ministre de la Justice, Tudorel Toader, a évoqué une vingtaine de raisons pour justifier ma destitution. Toutes ont été déclarées irrecevables par le Conseil supérieur de la magistrature. Le président de la Roumanie a lui aussi refusé d’entériner cette destitution », annonce fièrement Laura Codruta Kövesi, qui ne compte pas ralentir le rythme jusqu’à la fin de son mandat, en mai 2019.

Pourtant, la Cour constitutionnelle roumaine, jusque-là en accord avec la position du Président, garant des institutions, a finalement jugé abusive l’obstruction de Klaus Iohannis, à qui elle a enjoint, le 30 mai, de signer la destitution de Laura Codruta Kövesi. Un sérieux revers, et la perspective d’un conflit constitutionnel au plus haut niveau si le Président, qui a trente jours pour s’exécuter, persiste à considérer qu’il n’a pas outrepassé ses prérogatives. La Cour aurait été influencée, protestent les opposants. La rue reste désormais le dernier rempart dans ce bras de fer.

Émigration politique

Dans un bureau nettement moins spacieux du centre-ville de Bucarest, une autre équipe s’affaire, beaucoup plus réduite mais tout aussi concernée. L’ONG Funky Citizens, née en 2012, multiplie les outils numériques pour dénoncer la corruption et sensibiliser la population roumaine à ses droits civiques. Alina Calistru et Livia Jelea ont passé la journée à éplucher la nouvelle proposition du PSD – une réforme du code pénal. « D’un naturel plutôt optimiste, nous sommes gagnées par le pessimisme. Au lieu de protéger les citoyens, ce sont les criminels qu’ils vont désormais protéger ! » La majorité parlementaire invoque de son côté la nécessité de mettre la loi pénale en conformité avec des décisions constitutionnelles et européennes.

Les Funky Citizens font partie de cette nouvelle génération d’activistes dont le travail prend une importance croissante depuis dix-huit mois. « On nous considère comme une source fiable, nous aidons aux enquêtes journalistiques, nous recevons même des dons privés, désormais », se réjouit Alina Calistru. Un optimisme de façade, car elle avoue se sentir « parfois découragée » et songe à quitter le pays. La traditionnelle émigration économique se double aujourd’hui de départs à motivations politiques. « La Roumanie pourrait prendre la même direction que la Pologne et la Hongrie, où les dérives ont commencé de la même façon », soupire-t-elle.

Le député européen et professeur de sciences politiques Cristian Preda va plus loin. « C’est une tentative de retour en arrière par rapport aux progrès d’une décennie de lutte anticorruption. Les membres du PSD ne cherchent même pas à cacher leurs motivations. Ils veulent protéger ceux qui sont accusés de corruption. » Fin novembre, il avait exprimé son inquiétude face aux dérives du gouvernement devant le Parlement européen. Un discours qui risque de lui coûter une sanction, car le PSD travaille sur un autre projet de loi, inédit dans l’Union européenne, visant à punir toute personne qui critiquerait la Roumanie. Hommes et femmes politiques sont visés, ainsi que les journalistes étrangers. Laura Codruta Kövesi a elle aussi été rappelée à l’ordre pour les mêmes raisons après une interview à Euronews dans laquelle elle se contentait pourtant de rapporter des faits. « Je ne pense pas avoir porté préjudice à l’image du pays, comme cela a été allégué », déplore la cheffe de la DNA. Une loi similaire bridant la liberté d’expression avait déjà été abrogée en 2006.

Que faire contre le rouleau compresseur de la majorité sociale-démocrate ? Partir, comme le font 30 000 personnes par an ? Manifester, encore ? « Les Roumains sont prompts à descendre dans la rue, mais moins partants quand il s’agit d’apprendre leurs droits. La manifestation n’est pas la meilleure réponse sur le long terme. Il faut faire de l’éducation civique », estime Florin Badita. Avec son association Civic Starter, il anime des ateliers avec des jeunes, tandis que les Funky Citizens multiplient les interventions à travers le pays. Autre possibilité étudiée : le conditionnement des aides européennes au respect de l’État de droit. Ce nouveau mécanisme, proposé par la Commission européenne dans son projet de budget 2021-2027, pourrait gravement affecter Bucarest. Avec le centenaire de l’unification de la nation roumaine, le 1er décembre 2018, ainsi que les élections présidentielle (2019) et législatives (2020), le pays a devant lui trois échéances cruciales. Autant d’occasions pour la société civile d’enrayer le retour en arrière.

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