Turquie : « Un climat de peur dans toute la société »

Défenseur des droits humains, Osman Isci témoigne d’atteintes du pouvoir tous azimuts depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016.

Lou Guenard  • 20 juin 2018 abonné·es
Turquie : « Un climat de peur dans toute la société »
© photo : Des forces de sécurité lors d’un rassemblement contre le coup d’État de juillet 2016, à Istanbul.crédit : OZAN KOSE/AFP

Membre de l’Association de défense des droits humains en Turquie (IHD) et du comité exécutif d’EuroMed Rights, Osman Isci revient sur presque deux ans de menaces, de harcèlements et de tentatives d’intimidation visant à faire obstacle au travail des défenseurs des droits. Les mesures exceptionnelles permises dans le cadre de l’état d’urgence, décrété en juillet 2016 au lendemain de la tentative de coup d’État, ont notamment permis de faire fermer plus de 1 300 organisations non gouvernementales et de pousser des centaines d’autres à cesser leurs activités. « Il existe désormais un immense vide en matière de conseil et de soutien apportés aux victimes. Cela me brise le cœur », a déclaré Zozan Özgökçe, de l’Association des femmes de Van, à Amnesty International. Implantée dans tout le pays, l’IHD est l’une des principales et des plus anciennes associations des droits humains en Turquie, et compte près de 10 000 membres.

En quoi consiste votre travail, en particulier depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 ?

Osman Isci : Notre mission est de protéger et de promouvoir les valeurs et les principes des droits humains. Nous sommes actifs sur toutes les questions relatives aux violations des droits fondamentaux, notamment celles visant la liberté d’expression et les droits des femmes et des personnes LGBTI+. Notre association milite aussi pour une résolution pacifique et démocratique des conflits opposant l’État à certaines minorités, -particulièrement kurde et arménienne. Par ailleurs, nous essayons de fournir, dans la mesure de nos moyens, une aide juridique et médicale gratuite.

Des réfugiés expulsés

Depuis l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016, « la situation [des réfugiés] est sous contrôle et les chiffres sont tout à fait gérables », assure Dimitri Avramopoulos, commissaire européen en charge des migrations.

Cette affirmation est toute relative, car, comme le précise Andrew Gardner, chercheur à Amnesty International Turquie, « ce deal est un succès dans la mesure où il n’a jamais été question de protéger les réfugiés, mais de protéger les frontières. Sur le papier, les avancées sont positives puisque le statut de protection provisoire permet aux Syriens d’accéder à leurs droits. Mais le problème est dans la mise en œuvre. Des centaines de milliers d’enfants n’ont toujours pas accès à l’éducation et à la santé ». Par ailleurs, l’organisation alerte sur les traitements différenciés entre réfugiés. « À l’exception des Syriens, ils n’ont pas accès à des procédures équitables » et sont renvoyés de force. En avril, plus de 7 100 Afghans ont ainsi été expulsés vers Kaboul.

« Les accords migratoires ont aggravé les choses et transformé la Turquie en prison à ciel ouvert », reprend Can Kaya, militant de Hêvî LGBTI. Investi dans l’accueil et l’orientation des personnes exilées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, le jeune homme dénonce de graves manquements concernant leur accès aux droits et une mise à l’écart systématique des demandeurs d’asile, souvent isolés dans des régions conservatrices où ils sont régulièrement victimes d’agressions et de discriminations.

Maintenir ces objectifs en dépit de l’état d’urgence n’est pas facile, mais l’association parvient tout de même à fournir de la documentation et des rapports argumentés. En ce moment, nos principales préoccupations concernent la torture et les mauvais traitements. Nous travaillons sur les pressions subies par les avocats, les syndicalistes, les universitaires, les journalistes et les défenseurs des droits humains, mais aussi sur les entraves à la liberté de réunion et d’expression dans les médias ou sur les réseaux sociaux (1).

De nombreux membres de votre association font d’ailleurs l’objet de procédures judiciaires ou sont en prison. Quelles sont vos conditions de travail ?

Depuis sa création en 1986, notre association n’a jamais été à l’abri des menaces et des attaques. Dans les années 1990, nous avons surtout été la cible d’agressions physiques, et une vingtaine de membres ont été assassinés. Mais, à partir des années 2000, les choses ont un peu changé. Désormais, nous subissons surtout un harcèlement judiciaire. En 2012, j’ai d’ailleurs été emprisonné près de dix mois en raison de mes activités en faveur des droits humains, et 226 enquêtes sont encore ouvertes contre les travailleurs de l’IHD. La plupart d’entre elles concernent des faits relatifs à la liberté d’expression et de réunion, mais d’autres membres sont accusés de propagande ou d’appartenance à une entreprise terroriste. Quatre sont toujours en prison et des dizaines de cadres, y compris moi-même, ont été démis de leurs fonctions. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une période très difficile pour les défenseurs des droits humains.

Près de deux ans après la proclamation de l’état d’urgence, quelles sont les principales conséquences sur la société ?

L’état d’urgence viole les droits et les libertés fondamentales de chacun. Depuis juillet 2016, plus de 107 000 fonctionnaires ont été limogés. Au moins 160 chaînes de télévision et journaux ont été fermés, et les cas de torture et de violence ont augmenté de façon spectaculaire (2). Mais le véritable impact de l’état d’urgence, c’est la création et le maintien d’un climat de peur qui s’est étendu à toute la société, y compris la société civile.

Dans l’un de vos rapports, vous dénoncez l’échec du droit à un procès équitable en Turquie. Pensez-vous qu’il existe encore une justice indépendante ?

Le droit à un procès équitable est un enjeu très préoccupant en Turquie, mais ce n’est pas nouveau. Et, malheureusement, la situation se détériore. Avoir une justice indépendante est difficile et complexe dans n’importe quelle société… La Turquie n’échappe pas à la règle, mais il est nécessaire d’améliorer le système judiciaire et de tendre vers l’indépendance.

Comment se déroule la campagne pour les élections présidentielle et législatives ? Vous attendez-vous à des irrégularités dans les scrutins ?

La propagande et le déséquilibre évident de la campagne, notamment d’un point de vue médiatique, sont les deux problèmes majeurs de ces élections. De nombreuses attaques physiques et des vagues d’arrestations contre les militants des partis d’opposition ont également été observées, sans compter les dizaines de maires et députés emprisonnés (3). Concernant les soupçons de fraude, il est difficile de faire des pronostics ou de dénoncer des irrégularités par avance, mais nous allons activement surveiller le déroulement de cette journée. J’espère que nous ne serons pas confrontés aux mêmes problèmes que par le passé et que le choix des citoyens sera vraiment pris en compte (4).

Êtes-vous optimiste pour la suite ?

Personne ne peut nier qu’il s’agit d’une période sombre et difficile pour la Turquie. Mais, oui, je suis plutôt optimiste. Je me dis qu’il s’agit d’une situation temporaire et que l’avenir sera meilleur.

(1) Six jours après le début de l’offensive de l’armée turque contre les Kurdes d’Afrin (Syrie), en janvier dernier, près de 845 personnes avaient déjà été arrêtées pour des tweets s’opposant à l’intervention.

(2) Notamment dans les prisons, où plus 50 000 personnes attendent leurs procès.

(3) Selahattin Demirtas, député et coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), est en prison depuis dix-neuf mois, d’où il mène actuellement campagne contre Recep Tayyip Erdogan à l’élection présidentielle.

(4) Lors du référendum constitutionnel d’avril 2017, la courte victoire du oui (51,4 %) a été entachée de nombreux soupçons de fraude, avec un écart de voix qui aurait été décisif dans la victoire du gouvernement.

Osman Isci Secrétaire général de l’Association de défense des droits humains en Turquie.

Monde
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Turquie : La démocratie étranglée
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