À chacun sa victoire

Les Français fêtent les Bleus, une équipe en partie issue des quartiers populaires. Une fierté sociale inédite et déjà récupérée.

Pouria Amirshahi  • 18 juillet 2018 abonné·es
À chacun sa victoire
© photo : TRIPELON-JARRY/AFP

Il est dit que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et il est certain que des Croates vainqueurs (certes flamboyants derrière leur numéro 10 Modric) auraient été brandis par l’extrême droite française : l’Europe blanche contre le cosmopolitisme français, belge ou anglais. Les joueurs sont souvent entraînés dans des affaires de propagande, au service d’une idéologie. Mais c’est la France métissée qui s’est imposée le 15 juillet.

Rebelote, donc : le black-blanc-beur, vingt ans après le premier sacre tricolore, mais, cette fois, personne ne le clame vraiment haut et fort. Chat échaudé craint l’eau froide. Si l’instant d’une communion sincère entraîne tout un pays dans une envie de fraternité, les gens sortent dans la rue pour faire la fête, et rien d’autre. Il n’en reste pas moins qu’on fête tous les Français, quels que soient les couleurs et les patronymes. Les barrières et les préjugés s’estompent. C’est sans doute là une belle pédagogie antiraciste. D’ailleurs, les arguments de l’extrême droite et des identitaires s’aiguisent : le problème n’est pas l’origine, le problème, c’est l’islam… Voilà ce qu’ils ruminent, et on les entend déjà. Car il faudra absolument, pour ces revanchards, remettre la guerre au centre du terrain.

Mais pour l’heure : la fête. Pour un trophée. Pour un groupe d’hommes au sein duquel l’origine sociale compte, cette fois. Car, si les aînés de 1998 portaient en eux les histoires kanak, arménienne, kabyle ou ghanéenne, le roman qui s’écrivit pour eux fut aussi celui des réussites individuelles. Ces romans-là disent autant d’un moment que des supporters qui les écrivent. Et c’est précisément dans les yeux de ces derniers que les nouveaux champions du monde racontent une autre histoire, qui pourrait s’intituler « ici, c’est Bondy », la ville de Mbappé. Des jeunes pas seulement issus de quelque part, mais qui sont quelque part, et donc quelque chose.

Dans le film de Mustapha Kessous sur les Bleus de 1998 (voir Politis n° 1505), on voit un gamin aux yeux embués de bonheur, noyé dans la foule, qui arrive à dire : « Faut pas qu’ils oublient que c’est un Kabyle ! » Il parle de Zidane. Cette année, son appel serait plutôt : « Qu’ils n’oublient pas qu’il est de la té-ci ! » On sait que l’argent pourrit tout, et le sport en est malade depuis un moment, mais voir tant de quartiers et de villes de banlieue réclamer leur part dans une épopée renvoie le football à autre chose. À une fierté de classe, presque. Miroirs de joueurs qui n’oublient pas qui ils sont et qui, plutôt que de cultiver les patates dans des paradis fiscaux, reversent – pour le moment – une partie de leurs primes à des associations d’intérêt général.

Ces gamins à la maturité impressionnante ont, en même temps, déjà adopté les codes de bonne conduite. « Fiers d’être français » et « Vive la République », disent-ils à l’unisson de leur entraîneur Didier Deschamps et de « leur » président Emmanuel Macron. Lequel ne s’y est pas trompé, tentant de faire de cette victoire la métaphore de la sienne propre, il y a un an.

Réussite individuelle ? Victoire de « nos valeurs » ? Macron raconte-t-il la bonne histoire, alors qu’il n’est pour rien dans notre système public sportif et, pire, que son gouvernement met à rude épreuve les petits clubs et les formations (François Ruffin l’avait dit à l’Assemblée nationale) qui ont permis à cette équipe-là d’exister ? Personne ne doute de sa joie sincère : il est amateur de football. Mais pas du football amateur. Pour lui, c’est surtout l’occasion de rappeler qu’argent et réussite font bon ménage. Et c’est sans doute là l’essentiel à ses yeux. Raconter la bonne histoire.

Société
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