Colombie : « Une nouvelle génération politique émerge »

La gauche a réalisé son meilleur score à une présidentielle colombienne. Un acquis à défendre pour la députée María José Pizarro, alors que la droite attaque l’accord de paix avec les Farc. Entretien.

Patrick Piro  • 16 juillet 2018 abonné·es
Colombie : « Une nouvelle génération politique émerge »
Photo : María José Pizarro lors de la soirée électorale du 17 juin 2018, à Bogotá.
© Juan Torres/NurPhoto/AFP

 

Le 17 juin, Gustavo Petro recueillait près de 42 % des voix au second tour de la présidentielle face au candidat de la droite dure Iván Duque (54 %), qui succède à Juan Manuel Santos (droite). María José Pizarro, qui l’a soutenu, a été élue députée en mars. Elle est la fille de Carlos Pizarro, ancien leader des guérilleros du M19 assassiné en 1990 par les escadrons de la mort d’extrême droite, alors que le mouvement clandestin venait de déposer les armes. 

María José Pizarro s’est investie dans les initiatives de paix et de réconciliation depuis que la politique de « main tendue » de Santos a permis la signature, en novembre 2016, d’un accord de paix avec les Farc, principale guérilla colombienne, actant la fin de décennies de conflit armé. Elle a passé quelques jours en France et en Europe pour y chercher des appuis à l’accord de paix, menacé par Duque, qui veut durcir les conditions de réintégration des anciens guérilleros.

Jamais la gauche colombienne n’avait connu une telle réussite à la présidentielle. Que s’est-il passé avec Gustavo Petro ?

María José Pizarro : C’est un résultat historique, au bout d’une magnifique progression. En six mois, entre la consultation qui l’a désigné comme candidat de la gauche et le second tour de la présidentielle, les intentions de vote en sa faveur ont triplé. Avec plus de 4,8 millions de voix au premier tour, Gustavo Petro a pulvérisé à gauche le précédent record de Carlos Gaviria, 2,6 millions de voix en 2006 (1), puis il a recueilli 8 millions de suffrages au second tour. Cependant, les points de référence font défaut pour la gauche, en raison d’une stratégie de déstabilisation menée par la droite au pouvoir depuis des décennies – mensonges, fraudes, coups d’État, meurtres. Lors de la seule année 1990, trois candidats à la présidentielle ont été assassinés, dont mon père.

En 2018, comme prévu, les barons de la droite se sont rassemblés derrière Iván Duque. Mais à gauche, phénomène nouveau, Gustavo Petro est parvenu à s’imposer comme le leader d’une coalition allant de la gauche au centre-gauche en passant par les Verts. Cette nouvelle force s’est constituée autour de quelques idées majeures : la lutte contre la corruption, la défense de la démocratie et surtout la consolidation de la paix civile. Cette candidature a séduit les syndicats, les jeunes, les mouvements indigènes, afro, de femmes, LGBT, environnementalistes, etc., notamment dans les régions où sévissent la violence et les conflits de terre, où Gustavo Petro recueille ses plus gros résultats.

Comment analysez-vous les raisons de l’ascension de Colombia humana ?

L’échec des partis traditionnels est un facteur important. La population ressent une insatisfaction grandissante, notamment face à la corruption, qui atteint des niveaux insupportables. D’autre part, l’accord de paix a changé la donne. Les jeunes se sont beaucoup mobilisés pour Gustavo Petro, qui défend cet accord. Parallèlement, on constate une montée de l’« anti-uribisme » – le rejet de l’approche intransigeante de l’ex-président Álvaro Uribe (2002-2010) envers les ex-guérilleros, qui domine toujours la droite. On assiste à l’éveil d’une nouvelle génération politique en Colombie. Les jeunes qui s’engagent aujourd’hui ne veulent pas revenir en arrière et rejettent cette droite enfermée dans une vision belliqueuse.

Avec l’accord de paix, la Colombie a connu un recul notable de la violence. Pourtant, ces derniers mois ont été marqués par une recrudescence des assassinats politiques. Que s’est-il passé ?

Entre 2016 et aujourd’hui, on déplore 311 morts violentes, et ce phénomène s’est accéléré au cours des six premiers mois de 2018. La montée vers le pouvoir d’Iván Duque a réactivé les assassinats dits « sélectifs », qui touchent des dirigeants syndicaux ou des militants de défense des droits humains, ainsi que des leaders de mouvements environnementaux ou d’organisations œuvrant à la restitution de terres aux paysans spoliés par les conflits. Colombia humana n’est pas épargnée : dans les dix premiers jours de juillet, huit personnalités de notre mouvement sont mortes assassinées. Nous y voyons un système à l’œuvre qui accompagne le retour d’une droite dure au pouvoir.

L’accord de paix prévoyait une réinsertion des guérilleros dans la vie civile. Est-il appliqué ?

C’est le blocage. Le pouvoir refuse toute avancée normative, il ne manifeste aucun intérêt pour la justice transitionnelle, la participation politique des ex-guérilleros, le règlement des conflits fonciers dans les anciennes zones de conflit. Et même si Duque semble avoir modéré son discours, ce n’est pas le cas des députés, qui tiennent une position dure. Il faut redouter qu’Uribe soit le patron occulte de Duque…

Ainsi, des centaines de membres des Farc, désabusés, sont retournés dans la clandestinité. Des groupes armés se sont réorganisés avec ces dissidents, qui occupent à nouveau des zones ayant subi la guerre civile. Dans le même temps, des groupes issus de l’ELN (2), dont le commandement est en cours de négociation avec le gouvernement, continuent d’agir sur le terrain : ils viennent d’assassiner deux otages équatoriens. Et les clans armés, constitués de paramilitaires et de trafiquants de drogue ou de produits miniers illégaux, sévissent toujours.

La grande différence avec la période précédente, c’est que ces petits groupes armés « politiques » qui ont ressurgi n’obéissent à aucun commandement central avec lequel négocier. Les anciens leaders qui ont regagné la vie civile n’ont plus aucune prise sur eux. Le risque de régression est donc d’autant plus préoccupant que l’augmentation de la violence, des assassinats et du contrôle territorial se produit dans un contexte anarchique.

Quelle sera la feuille de route de cette nouvelle gauche, autour de Gustavo Petro ?

Nous aurons à nous battre contre la tentative de la droite uribiste au pouvoir, qui détient l’exécutif et le législatif (74 % du Congrès), de prendre aussi le contrôle de l’appareil judiciaire par la dissolution annoncée de la Haute Cour de justice. Nous espérons pouvoir conserver pendant la mandature l’esprit de convergence qui a animé les composantes politiques coalisées au sein de Colombia humana pour la présidentielle et les législatives. Nos élus devraient se retrouver sur les points forts de la campagne, comme la lutte contre la corruption. Nous chercherons des positions communes, de manière à exercer une opposition plus conventionnelle et plus utile que si nous agissions au sein de partis dispersés.

Autre chantier, de long terme : la rénovation de la vie politique en Colombie. Nous voulons consolider notre front afin d’ancrer dans la vie politique la convergence qui s’est constituée autour de Gustavo Petro. Pour cela, nous allons travailler avec les groupes de la société civile qui nous ont soutenus – jeunes, femmes, indigènes, syndicats, etc. Nous ouvrirons également des espaces de dialogue avec certains secteurs politiques disponibles pour nos propositions. Nous sommes convaincus que nous pouvons participer à l’émergence d’une nouvelle conscience politique nationale.

Pensez-vous possible de fragiliser la majorité de droite ?

Nous pensions y parvenir en occasionnant des fractures sur la question de l’accord de paix. Mais les états-majors politiques ont fait bloc à droite, et leurs groupes politiques, au Congrès, s’alignent sans états d’âme derrière Iván Duque. Cependant, au niveau des militants de base, cela peut bouger.

D’ores et déjà, nous nous préparons pour les élections municipales et départementales de l’automne 2019. Nous comptons bien tirer parti de l’avancée de l’histoire. Si les plus de 40 ans sont majoritairement uribistes, les moins de 30 ans ne veulent pas grandir dans un pays en guerre. Par ailleurs, une « Colombie en paix » est le meilleur des slogans pour les affaires économiques et l’attractivité internationale du pays.

Gustavo Petro a été fustigé par la droite pour sa proximité avec le régime vénézuélien. N’est-ce pas un point faible ?

L’accusation d’allégeance au « castro-­chavisme » est une invention de la droite pour dénigrer la gauche colombienne. Gustavo Petro a pris clairement ses distances avec Nicolás Maduro. Et puis il existe d’autres perspectives de changement sur le continent. López Obrador est parvenu au pouvoir au Mexique, Lula y reviendra peut-être au Brésil. L’Argentine bouge aussi. Ces déplacements vers la gauche auront une influence sur la Colombie.

María José Pizarro Députée, numéro 3 du mouvement Colombia humana (Colombie humaine) de Gustavo Petro

(1) Il n’y avait pas eu de second tour, Uribe (droite) ayant obtenu 62 % des votes dès le premier tour.

(2) Le plus ancien mouvement guérillero de Colombie, encore actif.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Monde
Temps de lecture : 8 minutes