David Bobée : « On est toujours l’autre de quelqu’un »

Au programme du 72e Festival d’Avignon, David Bobée mène sous forme de feuilleton quotidien une réflexion théâtrale sur les discriminations de tous ordres.

Gilles Costaz  • 4 juillet 2018 abonné·es
David Bobée : « On est toujours l’autre de quelqu’un »
© photo : Arnaud Bertereau-Agence Mona

Directeur du Centre dramatique national de Normandie-Rouen, David Bobée est devenu l’un de nos metteurs en scène les plus ébouriffants. Ses visions de Lucrèce Borgia, de Victor Hugo, avec Béatrice Dalle, ou de Peer Gynt, d’Ibsen, avec Radouan Leflahi, sont d’une folle vitalité.

Cet ennemi des frontières artistiques (il fait tomber les barrières entre le théâtre, le cirque, la danse et la musique) ne se cantonne pas au monde esthétique. Il vient de faire signer une charte de dix engagements sur la parité à tous les responsables politiques de Normandie ! Le voilà un des artistes essentiels d’Avignon. Jusqu’à maintenant, il n’y avait participé que comme un acteur discret. À la demande d’Olivier Py, il conçoit et propose un feuilleton quotidien, Mesdames, messieurs et le reste du monde, qui cerne la question du genre et toutes les discriminations, de caractère racial, sexuel et conceptuel. Toute une France humiliée va y prendre la parole ou être mise en lumière.

Le travail de documentation et d’écriture, réalisé par David Bobée, Arnaud Alessandrin et Ronan Chéneau, s’est fait dans une complicité savante. En plus des épisodes du feuilleton (le plus souvent de mini-pièces de théâtre), ils ont produit un lexique des termes autour du genre et de l’assignation sociale, qui sera remis au public. À la fin de l’article « Genre », on peut lire : « Si les attitudes et les comportements inhérents au genre font l’objet d’un long apprentissage, ils sont néanmoins susceptibles d’évoluer. Ces évolutions individuelles et collectives sont portées par les mouvements féministes et LGBTI – lesbiens, gays, bisexuels, trans et intersexes. Dans sa célèbre phrase, la philosophe américaine Judith Butler résume cela de la sorte : le genre est “une pratique d’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de contrainte” (2006). » C’est dire si Bobée et son équipe tentent d’aborder toutes les facettes de la question, en cherchant un langage théâtral et sans crainte de choquer.

Comment en êtes-vous venu à prendre en charge ce feuilleton quotidien sur le genre ?

David Bobée : Olivier Py m’a appelé et me l’a proposé. Il avait vu que la bataille pour l’égalité est le combat de ma vie. Ce feuilleton de midi, dont la formule a été inaugurée par Alain Badiou et qui est gratuit pour le public, est la démarche la plus populaire du festival. L’idée rejoignait ma démarche. Ça peut paraître un travail minimal : 13 épisodes de 50 minutes. Mais, avec des acteurs, des amateurs, les élèves de l’école de la Comédie de Saint-Étienne et des invités, soit 40 personnes par jour, c’est en fait une grande aventure.

Comment définir le genre ?

C’est un mot créatif et philosophique qui permet de parler des gens dans leur relation avec la vie et l’histoire de l’humanité, c’est un concept pour refuser la discrimination. On le confond parfois avec le sexe, mais cela n’a pas grand-chose à voir. Qu’est-ce que l’autre ? L’humanité, c’est la diversité. Il faut faire exploser les carcans. Il y a, officiellement, une liste de 21 cas de discrimination. On est, en effet, toujours l’autre de quelqu’un. C’est le problème de fond de l’histoire, de la bataille d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Beaucoup de personnes sont terrorisées par la diversité.

On traitera du masculin, du féminin, des LGBT, des gens de couleur, des trans, des droits des personnes trans… Il est possible qu’on soit attaqués par le collectif LGBT ou par un autre groupe, car chacun peut penser, comme le disait à peu près Aimé Césaire : « Ce qui est sans nous est contre nous. » Le théâtre est un rituel pour libérer l’imaginaire. Je me prépare aussi à faire face aux coups de la fachosphère. C’est plutôt excitant ! Depuis quelques années, contrairement à ce qu’on dit, la haine vient des groupes chrétiens.

Comment avez-vous mis en forme les épisodes ?

J’ai beaucoup lu et longuement discuté avec le sociologue Arnaud Alessandrin. Comment attraper le genre ? Comment en parler dans l’espace public, à travers sa singularité et dans l’affrontement avec soi-même ? Nous nous sommes intéressés à la transition de l’enfance à l’âge adulte, à la représentativité des différences et à l’absence de représentativité, à l’assignation, à la représentation du corps féminin, à l’intersectionnalité, où s’additionnent les notions de sexisme, de racisme et de position de classe, à l’« effet Matilda », qui définit la spoliation par les hommes des découvertes faites par les femmes… Nous avons créé un puzzle et pris le parti d’une notion par épisode. Ces notions, cette liste, Ronan Chéneau leur a donné un fond littéraire et un positionnement politique. C’est d’une écriture simple et poétique.

Qui participe aux représentations et qui joue ?

Il y a quatre groupes d’amateurs d’Avignon qui comprennent des parents et des enfants : vingt interviennent chaque jour. Les élèves de l’école de la Comédie de Saint-Étienne forment un très beau groupe ; Arnaud Meunier les a formés à l’école de la diversité. Et il y a des personnalités qui ont toute leur singularité. Je suis heureux qu’il y ait mon interprète de Peer Gynt, Radouan Leflahi, qui est d’origine berbère. Et de nombreux invités : des trans comme Phia Ménard et Clémence Zamora Cruz, des représentantes de l’afro-féminisme comme Rokhaya Diallo, noire, musulmane, radicale, Rachele Borghi, performeuse et militante queer, Vincent Guillot, qui incarne les personnes intersexes, sans sexe, en contradiction avec les vérités administrative et médicale. Virginie ­Despentes aura, le 14 juillet, une carte blanche avec Béatrice Dalle. Virginie Despentes est une grande penseuse de la question. Elle traitera ce qu’elle veut. Il y a aussi Carole Thibaut, Agnès Tricoire, Silvia Corti, Malouk Djadi… Denis Lavant devrait venir pour nous parler de Serebrennikov. Tout ce monde donne une image de notre société. On renverse la hiérarchie pour faire un geste populaire.

Il y a surtout des épisodes sur un thème et quelques cartes blanches. Ne risquez-vous pas d’être trop théorique ?

On commence par un épisode intitulé « Le genre, c’est quoi ? ». Et on termine par un « bal dégenré » avec des invités surprise. Il y aura un atelier de « Drag King ». Phia Minard, Gurshad Shaheman et Lolla Wesh joueront « La première cérémonie des Molières non raciste et non genrée ». L’humour est une notion essentielle.

C’est vraiment du théâtre ?

Oui, sur un plateau de 4 mètres sur 6, sous un peuplier. Pas de lumières. La bande-son, c’est les cigales et la rue. Le décor, c’est les gens. On travaille la veille et on s’installe le matin dans le jardin. Ce ne sera pas complètement éphémère. Au printemps, on reprendra quelques épisodes au Centre dramatique de Rouen.

Ne craignez-vous pas des réactions négatives ?

En règle générale, les opposants préfèrent l’anonymat à la confrontation. S’il y a des attaques, on protégera d’abord les amateurs. Comme il y a peu de places dans le jardin Ceccano, les épisodes seront retransmis par le Facebook du festival et dans l’église des Célestins. Dans la retransmission, on coupera les invectives, s’il y en a. Mais, notre projet, c’est de faire passer un souffle tendre dans cette fête de la pensée qu’est le Festival d’Avignon. Il faut lutter contre les discriminations de sexe et de classe, se demander dans quelle société on vit. Le ton de ces spectacles, c’est ma passion, et la douceur de ceux qui ont raison. Le feuilleton se monte pour que l’on réfléchisse ensemble par le plaisir du théâtre.

Festival d’Avignon, du 6 au 24 juillet (jusqu’au 29 pour le off), 04 90 14 14 14.

Mesdames, messieurs et le reste du monde, jardin Ceccano, du 7 au 21 à 12 h.

Théâtre
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