Festival d’Avignon : Le théâtre comme la corrida

Rescapé de l’échec scolaire, Éric Domange a trouvé sa voie dans la scène et l’écriture et se produit souvent en prison. Au Festival d’Avignon, il présente deux de ses pièces, sur un registre résolument social.

Jean-Claude Renard  • 4 juillet 2018 abonné·es
Festival d’Avignon : Le théâtre comme la corrida
© photo : Fred Encuentra

Au four et au moulin. Ou plutôt un jour pair et un autre impair. Éric Domange alterne deux pièces de théâtre dans un écrin de choix : l’Espace Alya, situé au cœur du festival off d’Avignon. Un lieu conçu comme un village théâtral, avec ses salles climatisées, ses espaces scéniques en extérieur, un amphithéâtre et une guinguette. Deux pièces oscillant entre l’intime et l’universel, où l’un se glisse dans l’autre et inversement, touchant à l’identité, au sens de la vie : le suicide d’une part, la radicalisation d’autre part.

Jour pair : L’Âme de fond, ou le récit d’un homme à la première personne, masqué, perché sur un escabeau, en réanimation après une tentative de suicide, traquant le cours de son histoire. À l’évidence, il n’est pas tout seul dans sa caboche. Et dérouille sévère. Entre la vie et la mort, son errance égrène d’insolites et saugrenues rencontres, imaginées par une mémoire en vrac, fabriquant du faux avec du vrai, du guerrier indien au concierge du paradis.

Au spectateur de suivre ce capharnaüm cérébral, cette solitude, cet isolement renforçant les troubles, d’y voir clair dans la perte des discernements. « Ma ligne d’horizon n’est plus qu’un avenir écrasé sur lui-même », songe l’homme, fébrilement. Diable ! Ça pourrait être tragique, ça ne l’est pas. À la manière d’un tableau de James Ensor, Éric Domange déploie la métaphore poétique au long d’un soliloque tragicomique, écrit au cordeau, où le verbe est bousculé par les images qui vont, viennent, voguent et accostent sans relâche.

Jour impair : Deux minutes après moi. Un spectacle articulé autour de la radicalisation, s’ouvrant sur une explosion. Yzak a disparu lors d’un attentat suicide. Pourquoi un tel geste ? Étirant les deux dernières minutes qui ont précédé ce vol en éclats pour animer les ressorts et les mécanismes du drame, le personnage s’interroge sur la manipulation et les fragilités d’un bonhomme devenu « une pierre que l’on a jetée dans l’eau trouble d’un idéal ».

Encore un enfermement mental, une réflexion sur l’isolement psychologique, l’engrenage où se pêle-mêlent la part de l’histoire familiale et l’environnement, la rupture des repères et des liens affectifs. Encore une écriture précise, limpide, au style quasi chirurgical et gavé d’émotions. Une pièce qu’Éric Domange joue régulièrement dans les centres pénitentiaires.

Comédien, metteur en scène, dramaturge. Aujourd’hui à Avignon pour trois semaines. On peut dire que le bougre revient de loin, à 48 ans et mèche, avec sa voix en joliesse de délicatesses, son sourire façon kiwi sur la frange de l’assiette, supportant un corps ferme et élastique comme un trois-mâts en route pour l’infini. Parce que ce natif de Fresnes, fils d’une ouvrière brodeuse puis souffleuse sur verre en usine et d’un électronicien dans l’armée, a grandi dans la mouise des barres bétonnées des cages à lapins et les cités de transit réservées aux immigrés.

Le gamin passe péniblement le cap de l’école primaire, pas fichu d’intégrer les règles. Dysorthographique et dyslexique, il encaisse un parcours scolaire vécu dans la chienlit. Dans sa tête, « cheval » s’écrit avec un « j » pour commencer, un « ch » au milieu et un « g » à la fin. Ce qui donne « jechag ». Allez vous débrouiller vous avec ça ! « Les instits ont fini par me mettre au tableau en pensant que j’étais bloqué par la feuille blanche. C’était encore plus humiliant. Après quoi, j’ai fermé toutes écoutilles. Je faisais ce que je voulais avec l’écriture. » L’école, le collège : « un bagne » pour ce gosse rêveur, furieusement timide, sorti droit d’un clic clac de Robert Doisneau, avec l’envie d’en découdre avec les songes, sans turbulences. « Y avait plus fort que moi en petites frappes, je ne pouvais pas rivaliser, je préférais rester enfermé, à l’écart des tensions, je ne comprenais pas les violences dans la cité, ni les ghettos, avec des flics qui tournaient toute la nuit pour que les gens n’en sortent pas. »

Pour le coup, dernier mouflet d’une fratrie de quatre enfants, il n’est pas un gamin heureux. Et ne tarde pas à quitter le milieu familial. Orienté en sanitaire et social, à défaut de pouvoir apprendre la langue des signes comme il le souhaitait, rebasculé en horticulture. Pensionnat à Versailles, d’où il est rapidement viré. Rebelote dans un autre internat, toujours dans un univers masculin, où se cognent apprentis routiers et déménageurs. « Quand tu arrives là, on te dit d’emblée : ou bien t’es esclave, ou bien tu prends un esclave. » Il choisit la seconde proposition, « celui que tu fais chier mais que tu défends si on l’emmerde, un souffre-douleur en vérité. »

Éric Domange ne sait pas comment, mais il obtient son BEP. Sans doute suffisait-il de s’inscrire. Admis en bac pro, il décanille tôt. Et découvre dans un film amateur autour d’une chanson de Claude Nougaro « une envie irrépressible de théâtre ». Tant pis pour la timidité. Avec une exigence auprès des parents : la paix ! Libre à lui de financer ses cours de théâtre, une petite école d’abord, classique, les cours de Jean Périmony ensuite, tout en marnant en horticulteur. Non sans mal sur scène, où il demeure inaudible, replié sur lui-même. Puis c’est la rencontre, au début des années 1990, avec Rosine Rochette, maturée dans la troupe d’Ariane Mnouchkine, prof de clown et gestalt thérapeute. On appelle ça une rencontre « déterminante ».

Le travail se porte sur l’expression corporelle, avec encore deux figures tutélaires : Louis-Charles Finger et Michel Morizot. Le corps éclate, « et c’était pas gagné. On s’est souvent demandé ce que je foutais là », se souvient le comédien maintenant chevronné, vu qu’il était incapable d’apprendre un texte, trimbalant avec lui un sempiternel cheveu sur la langue. Baltringue en chef. Reste un conseil : « Bouffe de la scène ! » Le gars Domange prend tous les petits rôles, tous les piètres hallebardiers de Shakespeare.

Tombe la proposition d’entrer dans une compagnie en transe de Molière. Il accepte. Tournée à la clé et premier salaire – de misère. Reviennent dans le viseur Rosine Rochette et ses stages de clown, de développement personnel par le théâtre, « de quoi sauver sa peau ». « C’était encore un très jeune rêveur, se rappelle aujourd’hui la comédienne, déjà à l’écoute des apprentissages, qui savait se nourrir des sources qui lui convenaient avant de les transformer pour inventer son propre parcours. » Il reste treize ans avec elle, avant de monter sa propre troupe, concentré sur la clownerie, la figure d’Howard Buten en tête, « parce que c’est un art qui dégoupille les énergies ».

Éric Domange a tout juste 30 ans quand on lui propose des cours à la prison de Faaa, à Tahiti. Un choc. Car les détenus lui livrent vite leurs conditions carcérales infernales. « Lorsqu’ils venaient me voir en atelier théâtre, ils passaient par une fouille intégrale : ce n’est pas rien, il fallait que ça vaille le coup en échange. Ça met une pression, mais ça libère. » De la même manière qu’un saut à l’élastique lui permet d’en finir avec le vertige. « C’est assez radical ! Et le théâtre est une corrida. Quand on entre en scène, il faut bouger. Sinon, on se fait étriper. »

De retour en métropole, à Bordeaux, le môme retors inadapté au système scolaire se retrouve à jouer devant des enfants handicapés, sourds et muets, un travail qui s’associe bien avec la formation de gestalt thérapeute qu’il a entamée. À la clé, un mémoire qui l’incite à dépasser ses interdits dans l’écriture et la proposition de présenter un spectacle inédit autour du sida à la maison d’arrêt de Muret (Sida, corps perdus, 2004).

Le pli est pris. Les pièces vont s’enchaîner au gré des commandes et de ses propositions. Qui sur la violence (De contusion en confusion, 2006), qui sur les addictions (l’Addiction s’il vous plaît !, 2008), qui sur l’alimentation en prison (J’ai mangé ma journée, 2010)… Une constante : des sujets lourds, envahissants, des personnages un tantinet agités du bocal, dans l’interrogation et l’enfermement physique, psychique, social et familial. Tous interprétés dans un décor minimaliste, épuré, de la prison d’Agen à celle d’Angoulême, de Fleury-Mérogis à Blois.

Les pièces s’additionnent sur plus d’une quarantaine de maisons d’arrêt et de centres pénitentiaires. Un vrai parcours de taulard transféré d’une geôle l’autre. À chaque fois, Éric Domange écrit, met en scène ses propres textes, échange après sa représentation.

Ce n’est pas une revanche, mais une victoire pour qui butait sur tous les mots, cogitait du ciboulot sur la phrase, avec l’impression alors d’être sorti d’une case où on l’avait placé. « L’écriture, c’est la plus belle des libertés », relève le comédien dramaturge, qui se souvient que ses enseignants le trouvaient illisible, à l’instar de ses premiers profs de théâtre, qui lui reprochaient d’être inaudible.

« Dépasser ces handicaps, c’est un cadeau personnel. In fine_, je vais jouer en prison pour être libre ! Il y a un côté passe-muraille. C’est assez paradoxal et jubilatoire de traverser des murs qui me semblaient infranchissables. »_ Et pas n’importe où. « Ce qui me touche, dans l’échange avec les détenus, c’est l’intelligence émotionnelle. On croise un public qui parfois n’a pas de culture ni d’éducation, au parcours chaotique, mais qui se pose des questions sur chacun de mes spectacles, qu’il essaye de s’approprier. Certains détenus me disent “merci, ça m’a permis de m’échapper un moment”. Là, alors, j’ai gagné mon pari, j’ai servi à quelque chose, rempli ma petite part. C’est toujours très riche parce que le théâtre doit être avant tout social, tenir un rôle politique. C’est un outil passerelle. »

D’où l’intérêt de ne pas jouer forcément dans un théâtre mais dans les écoles, les collèges, en prison, pour des gens qui précisément ne vont pas au théâtre. « Le public qui aime aller au théâtre n’a pas besoin de moi. Jouer en prison me comble, je n’ai pas envie d’avoir des techniciens, des éclairages particuliers et ma loge. »

Coquetterie vénielle de comédien puisque Éric Domange sera sur scène trois semaines pleines à Avignon. Tout en préparant une nouvelle pièce autour du burn-out, avec l’envie de s’ouvrir d’autres chemins, sans s’interdire une écriture plus légère.

L’Âme de fond, jours pairs ; Deux minutes après moi, jours impairs, du 6 au 29 juillet, à 17 h 55, Espace Alya, 31 bis, rue Guillaume-Puy, 84000 Avignon. Réservations : 04 90 27 38 23.

Théâtre
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