Claire Rodier : « Le changement viendra des citoyens »

Directrice du Gisti, Claire Rodier revient sur la dynamique des États généraux des migrations et perçoit la période actuelle comme un seuil dans l’histoire.

Ingrid Merckx  • 24 octobre 2018 abonné·es
Claire Rodier : « Le changement viendra des citoyens »
© photo : Manifestation de soutien aux migrants le 26 août à Nantes.crédit : Estelle Ruiz/NurPhoto/AFP

Le 28 mai 2017, les États généraux des migrations appelaient au sursaut : « Nous, citoyen·ne·s français·e·s et étranger·ère·s résidant en France, associations, collectifs et syndicats engagés à l’échelon local, national et international pour la défense des droits des personnes étrangères au sein des États généraux des migrations, sommes réuni·e·s au sein de 106 assemblées locales en France métropolitaine et d’outre-mer pour poser, dans la déclaration qui suit, les bases d’un renversement du discours dominant sur la question des migrations… » Il n’y a pas de « crise migratoire », mais une « crise des politiques migratoires », affirmaient les signataires de ce texte, qui appelaient à les rejoindre pour défendre « un accueil digne des nouveaux arrivants », « un respect du droit d’asile effectif » et « une égalité des droits entre Français·e·s et étranger·ère·s présent·e·s sur le territoire ».

Soirée exceptionnelle à Paris

Ce jeudi 25 octobre, Politis et les médias partenaires organisent une soirée de solidarité autour du Manifeste pour l’accueil des migrants (voir p. 32). Animée par l’historienne Mathilde Larrère, de la Fondation Copernic, la soirée donnera la parole à des migrants et aux associations Solidarité migrants Wilson, Roya citoyenne et le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants (Baam). De nombreuses personnalités soutenant le manifeste prendront la parole, dont Éric Fassin (sociologue), Françoise Davisse (réalisatrice d’Histoires d’une nation), Salim Salemkour (LDH), Fabienne Lassalle (SOS Méditerranée), Rozenn Le Berre (éducatrice pour mineurs non accompagnés), Jean-Claude Mas (La Cimade), Hugo Coldebœuf (Marche des solidarités migrants du 18 décembre), Marilyne Poulain (CGT), Marie-Pierre Barrière (RESF), Raphaël Glucksmann (essayiste), Aurélie Trouvé (Attac), etc.

Côté artistes sont prévues des performances de la chorégraphe syrienne Yara Al-Hasbani, en duo avec Ibrahim Maalouf, de la chanteuse Brigitte Fontaine, de l’humoriste Yassine Bellatar et du groupe La Fanfare invisible. Plusieurs personnalités politiques ont annoncé leur présence, parmi lesquelles Clémentine Autain, Philippe Poutou, Ian Brossat, Sergio Coronado, Benoît Hamon, David Cormand, Julien Bayou, Christophe Girard, Esther Benbassa, Noël Mamère, Marie-Christine Vergiat, Marie-Pierre Vieu, Karima Delli et Patrice Leclerc.

Le manifeste de soutien aux migrants lancé par Regards, Politis et Mediapart fait écho à celui des États généraux dans un contexte inédit de clivages à gauche sur les politiques migratoires et de montée des mouvements fascistes en Europe. L’analyse de Claire Rodier, qui participe ce jeudi 25 octobre à la soirée de solidarité (voir encadré ci-contre) et qui publie ces jours-ci une édition mise à jour de Migrants et réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents (La Découverte).

Comment le manifeste lancé par Regards, Politis et Mediapart fait-il écho à celui des États généraux des migrations ?

Claire Rodier : Les États généraux ont été lancés en 2017 à la suite d’un refus de la nouvelle équipe d’Emmanuel Macron de dialoguer avec une dizaine d’associations historiques de défense des migrants. Celles-ci ont alors lancé une consultation citoyenne qui a permis de faire remonter ce qui se passe dans tous les endroits où la société civile accueille des migrants. Cela a créé une dynamique « à la base », venant de gens qui n’avaient pas forcément d’expérience associative, et qui a boosté le monde associatif. Cela a également permis de tisser un réseau national d’accueillants. Parmi eux, certains ont découvert la réalité des politiques migratoires en venant en aide à ceux qui frappaient à leur porte.

Les États généraux ont ainsi permis de transformer des gestes de solidarité en prise de conscience politique. Ensuite, des liens se sont tissés permettant des partages d’expérience : des citoyens sont devenus spécialistes du règlement de Dublin, d’autres publient des livrets d’accueil à destination des maires… La liste de discussion qui s’est montée sur Internet à la suite de la création des centres d’accueil et d’orientation (CAO) est devenue une mine d’informations techniques, juridiques et pratiques…

Cette dynamique a-t-elle fait son deuil du politique ?

Les militants continuent d’aller voir les élus parce que c’est une sorte de rituel. Mais les personnes qui n’étaient pas dans le tissu associatif traditionnel ne nourrissent en effet aucune attente vis-à-vis des pouvoirs publics et, surtout, elles réalisent que ce qu’elles font sur le terrain produit des effets qui leur apparaissent plus importants que des efforts pour un dialogue national. Le manifeste des États généraux indique ce qu’il faudrait faire. Ses signataires règlent nombre de situations individuelles et témoignent d’expériences collectives positives. Cela semble déconnecté du politique, mais peut aider à remettre des stratégies sur la table. Si les politiques migratoires changent, cela viendra des mouvements citoyens.

Les mouvements citoyens s’inscrivent-ils dans une action temporaire, poussée par l’urgence et les défaillances de l’État, ou dans une dynamique durable ?

Je vois mal comment les mouvements citoyens d’aide aux migrants qui se sont créés depuis 2015 pourraient retomber. Ces personnes ont été prises à la gorge par des situations de vie. Il est vrai que cette dynamique reste faible par rapport au reste de l’opinion plus hostile aux migrants, et encouragée dans ce sens par les pouvoirs publics. Mais cette résistance ne va pas s’atténuer. Il y a encore quinze ans, elle n’existait pas. Les associations géraient l’accueil des migrants, elles en sont aujourd’hui incapables seules. Les citoyens sont devenus indispensables. J’envisage plutôt une forme de pérennité dans l’adversité.

Comment observez-vous les clivages qui apparaissent jusqu’au sein de la gauche sur les politiques migratoires ?

On assiste à une situation assez inédite à gauche : auparavant, le Parti socialiste était un soutien pour les migrants quand il était dans l’opposition, et un ennemi quand il était au gouvernement. Le reste de la gauche s’alignait sur une tendance solidaire sans trop de précisions. J’ai été auditionnée par l’équipe de campagne de la France insoumise avant l’élection présidentielle de 2017. En caricaturant, la ligne se résume à : « La liberté de circulation n’est pas une solution ; la solution c’est que les gens restent chez eux ; il faut agir sur les causes de départ, donc renforcer l’aide au développement (comme si le développement n’était pas, au contraire, une incitation plutôt qu’un frein à la mobilité) et que les guerres s’arrêtent… » Le clivage qui apparaît au sein de la gauche avec les positions de LFI peut souder le reste de la gauche. Mais ça ne laisse pas beaucoup de monde…

La liberté de circulation n’est plus défendue par les partis, excepté par le NPA ?

La plupart préfèrent en effet s’abriter derrière un discours humanitaire (« accueillons l’Aquarius ») sans en tirer les conséquences en termes de politique. En revanche, la liberté de circulation s’est imposée comme mot d’ordre au sein du monde associatif comme la seule alternative réaliste. À l’époque de notre premier concert « Liberté de circulation », en 1999, le Gisti était considéré comme de doux rêveurs. À présent, rares sont les associations qui défendent d’autres solutions, et la revendication de la liberté de circulation a été naturellement intégrée dans le manifeste des États généraux. Je rappelle que cela n’implique pas forcément l’ouverture des frontières, ni leur disparition, mais le droit de passer les frontières, comme les Européens.

Un tribunal des peuples vient de condamner les politiques migratoires européennes. De quoi s’agit-il ?

Cette initiative est venue de mouvements européens qui avaient choisi un angle très économique pour dénoncer la nature des relations Nord-Sud. Le premier tribunal des peuples sur le sujet a eu lieu à Barcelone. Pour la deuxième session, à Paris, le Gisti a été sollicité pour rédiger l’acte d’accusation. Nous avons recensé les situations où l’Europe bafouait ses engagements internationaux. Le problème étant que, hormis la Cour européenne des droits de l’homme, qui condamne les manquements à la Déclaration européenne des droits de l’homme, il n’existe ni cour ni tribunal pour juger les États qui ne respectent pas les principes de droit international, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme ou la convention de Genève. Pire : les politiques de l’UE organisent l’impunité des États, aidées en cela par des juridictions nationales qui s’adaptent à la politique. Ainsi, le Conseil constitutionnel vient de valider une durée de rétention administrative de 90 jours, alors qu’au début des années 1990 il s’était opposé à ce qu’elle soit portée à 10 jours.

La pression migratoire est un leurre, mais les réticences à l’égard des migrants se musclent… Certains évoquent le retour des années 1930. Quel est votre sentiment ?

Parfois, je me demande comment nous regarderons la situation actuelle dans vingt ans. Cette période où l’on est capable de renvoyer des gens en Libye ou de les laisser mourir en mer me donne l’impression de franchir un seuil. Mais je ne sais pas si c’est dans la continuité de l’histoire ou une étape vers pire…

Claire Rodier Directrice du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés).

Société
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