Jihadisme : que vont devenir les « revenants » ?

Trois ans après les attentats de 2015, la recherche sur le phénomène jihadiste foisonne, comme en ont témoigné des états généraux psy sur la radicalisation organisés à Paris.

Ingrid Merckx  • 14 novembre 2018 abonné·es
Jihadisme : que vont devenir les « revenants » ?
© photo : Au procès de la « filière de Lunel », le 4 avril 2018 à Paris, qui aurait envoyé 20 personnes en Syrie. crédit : Benoit PEYRUCQ/AFP

L’un a dit : « Ma vie ne vaut rien mais on parlera de ma mort sur BFM. » Un autre : « J’ai eu un flash en regardant des vidéos de décapitation. » Un troisième _: « Je suis déjà mort à l’intérieur. »_ Sabine Riss, psychologue clinicienne, les appelle « les demandeurs de mort », et aussi « les chevaliers de l’Apocalypse ». Elle dit des jihadistes rencontrés en prison que ce sont « des automates réglés sur le disque de Daech », et aussi qu’ils se sont « cassé la tête avec des vidéos de Daech ». S’il n’y a pas de consensus sur le terme « radicalisation », ni sur le terme de « désengagement » qui aurait remplacé celui, très décrié, de « déradicalisation », certains points semblaient faire l’unanimité aux états généraux psy sur la radicalisation organisés par le Centre d’étude des radicalisations et de leurs traitements (Cert) et l’université Paris-VII Diderot, du 7 au 10 novembre à Paris. Tout d’abord, il n’y aurait pas de profil type du jihadiste, mais des profils en fonction des individus. Ensuite, il est temps, s’agissant de ceux qui ont rejoint les rangs de Daech, de dépasser le débat « islamisation de la radicalité/radicalisation de l’islamisme » opposant les chercheurs Olivier Roy (1) et Gilles Kepel (2). Ces analyses datent des lendemains des attentats de 2015, les 7 et 10 janvier contre Charlie hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, et le 13 novembre au Bataclan, au Stade de France et dans plusieurs cafés-restaurants de Paris.

Depuis 2012, de jeunes Français sont partis plus nombreux rejoindre la zone de guerre irako-syrienne, faisant apparaître des filières et des phénomènes de groupe, comme à Lunel, à Strasbourg ou à Nice. Aujourd’hui, la France est le deuxième pays au monde après la Tunisie en nombre de « radicalisés ». « Ce terme isole la radicalisation islamiste comme un phénomène hors sol, comme s’il relevait de l’exceptionnalité, distinct des autres formes de terrorisme et d’autres époques, commente Sabine Choquet, anthropologue et secrétaire générale du Cert. Au Canada, aux États-Unis, on parle de “terrorisme”, qui suppose le passage à l’acte violent. Or il y a beaucoup de gens radicalisés qui ne passent pas à l’acte violent… »

Étant entendu que ceux dont il était question à ces états généraux sont justement ceux qui passent à l’acte, ou l’envisagent. Essentiellement, donc, les jihadistes – et non les groupes d’extrême droite, par exemple, qui pourraient parfois entrer dans cette catégorie. En trois ans, les recherches se sont multipliées sur les jihadistes. Avant 2015, on comptait notamment les travaux du sociologue Farhad Khosrokhavar, du psychanalyste Fethi Benslama, directeur du Cert, de l’anthropologue Dounia Bouzar (3), du psychanalyste Patrick Amoyel et donc des politologues Olivier Roy et Gilles Kepel confrontant des vues, des approches et même des « publics » différents. Depuis, ils sont plus de 300 en France à étudier le « jihadisme ». Et ils étaient 90 à ces états généraux pour établir un état des lieux des connaissances « psy » mises en rapport avec d’autres disciplines : sociologie(s) et acteurs de la justice. « Une communauté intellectuelle se constitue », se réjouit Michel Wieviorka, qui voudrait que celle-ci ne fasse pas l’impasse sur les recherches passées sur le terrorisme, et qu’elle devienne planétaire. Le sociologue a marqué les débats avec un commentaire imprévu. À la table ronde qu’il animait, à la suite de la communication de Sabine Riss et sa « clinique de l’extrême », il a voulu faire part de son trouble : quand il travaillait sur les terroristes des années 1980, il les rencontrait au café, dans la rue. « Il suffisait d’aller au journal Libération, de demander à être mis en relation. Je n’ai jamais mis les pieds en prison… » D’autre part, a-t-il ajouté, « il était possible de comprendre un membre des Brigades rouges ou de la Bande à Baader. Le monde a changé… On parle de martyrisme, de religion, de phénomènes globaux… Nous devons faire beaucoup plus d’efforts qu’avant pour essayer de comprendre ». Des efforts tels que « nous vivons une rupture anthropologique », perçoit le sociologue. « Nos sociétés ont fabriqué en leur sein quelque chose qui sort de leur monde culturel. Il y a dans le terrorisme actuel quelque chose de totalement neuf qui interdit la communication entre “eux” et “nous”. » Et d’estimer qu’on a tendance désormais à dépolitiser le terrorisme.

L’heure serait à la désidéologisation et à la pénalisation. De nombreux intervenants à ces états généraux tendaient à rapprocher les jihadistes de détenus de droit commun. En développant sa théorie des hybrides, Jean-François Gayraud a par exemple rappelé que la plupart des jihadistes avaient un passé de délinquance. Vivier dans lequel les « recruteurs » puisent des hommes de main ayant déjà « un habitus d’ennemi ». Pas de loups solitaires, peu de bac + 5, beaucoup de « gangsters de banlieue » qui mordraient au récit de propagande sur la « rédemption par la purification » brandie par Daech. « Nous avons besoin de vous, nous les magistrats et tous les acteurs judiciaires impliqués dans la déradicalisation », a lancé Véronique Degermann, procureure adjointe au parquet de Paris, s’adressant aux « psys ». « Psychiatres, psychologues et psychanalystes ont été appelés à monter au front dans une période de déchaînement de la violence terroriste », rappelle le Cert.

Les procédures judiciaires pour terrorisme durent deux à trois ans en moyenne. « Pendant cette période, il faut penser au travail d’accompagnement, en détention ou en contrôle judiciaire, mais aussi après la condamnation et après la sortie de prison… » a averti la magistrate. Une soixantaine de personnes « condamnées pour des actes de terrorisme devraient être libérées dans les deux prochaines années », écrit Marc Hecker en préambule de 137 nuances de terrorisme, les djihadistes de France face à la justice, rapport paru en 2018 (Ifri). Un chiffre à relativiser car, selon Matthieu Suc, journaliste à Mediapart (4), « seulement sept adultes ont rejoint l’Hexagone cette année, et au total 64 hommes et femmes depuis 2016 ».

« Il faut faire évoluer notre politique pénale comme elle a évolué déjà du point de vue des femmes jihadistes, a estimé Véronique Degermann. Au début, elles n’étaient pas poursuivies. Depuis qu’on a compris qu’elles pouvaient être encore plus radicalisées que les hommes, et le rôle qu’elles jouaient dans l’éducation de jeunes, elles sont incarcérées… » Ce qui pose, entre autres, le problème du sort des enfants emmenés sur la zone de guerre ou nés là-bas. Thierry Baubet, professeur de psychiatrie de l’enfant, s’est dit frappé par la brutalité des séparations sur le tarmac, qui laissent les enfants en « état de choc ». « Ils sont pris en charge avec les moyens du bord », a insisté la pédopsychiatre Caroline Eliacheff, en saluant le travail des juges pour enfants du tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny, soit les mêmes juges qui ont signé une tribune dans Le Monde, le 5 novembre, pour alerter sur la dégradation de la protection de l’enfance.

« Il faut attendre au moins trois mois pour poser un diagnostic, on a besoin de temps pour savoir comment ils vont », a expliqué Thierry Baubet. Son service suit actuellement 39 enfants, un quart ont entre 3 et 5 ans ; un tiers, 6 ans et plus. « Difficile d’évaluer un enfant de 2 ans et demi sans anamnèse [récit des antécédents], a-t-il poursuivi. Il arrive qu’au bout de six mois, un an, après avoir repris l’école, s’être stabilisé dans une famille d’accueil, certains s’effondrent, vivent des régressions intenses. Ils ont été exposés à des horreurs, à de la détention, leurs pères sont présumés morts, leurs mères sont en prison. Ils ont changé de nom… On a pu améliorer leur arrivée à l’aéroport, on fait tout pour ne pas séparer les fratries. Il faut travailler avec l’environnement, reconstruire une histoire… »

L’heure est à la recherche de solutions. Quel partage d’informations ? Quelles thérapies ? « Les processus d’emprises réciproques sont très importants », a expliqué Serge Hefez. Le pédopsychiatre a ainsi observé dans son service de nombreux jeunes d’une moyenne d’âge de 15 ans et demi, passer sous l’emprise de Daech pour sortir d’une emprise familiale : « Pour le dire vite, c’est comme si ces ados étaient déjà dans une secte et devaient en trouver une autre pour quitter la première… » Renforcer la cohérence familiale sans gommer les conflits déjà existants permettrait de rétablir une sorte de contrepoids. Sabine Choquet ne parle pas plus de désengagement que de déradicalisation : « C’est le préfixe “dé” qui gêne : pas de réversion possible, pas de retour en arrière. Comme quand les gens ont fait une erreur, ils peuvent s’excuser, regretter, ou persister à la légitimer. Les gens évoluent, réfléchissent, mais ne deviennent pas d’autres personnes. » Au Cert, on parle de traitements, avec un aspect clinique donc. L’objectif visé n’étant pas l’abandon des pensées radicales mais le renoncement au passage à l’acte.

(1) Le Djihad et la mort, Olivier Roy, Le Seuil, coll. « Débat », 2016.

(2) La Fracture, Gilles Kepel, Gallimard/France Culture, 2016.

(3) Auteure de Français radicalisés, Les Éditions de l’Atelier, 2018.

(4) Auteur de Les Espions de la terreur, HarperCollins, 2018.

Société Police / Justice
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