« La Ruée » : Geste historique

Avec La Ruée, trépidante création collective, le chorégraphe Boris Charmatz s’empare très librement de L’Histoire mondiale de la France.

Jérôme Provençal  • 20 novembre 2018 abonné·es
« La Ruée » : Geste historique
photo : La pièce est en accès libre et se déploie dans tout l’espace du théâtre.
© Nyima Leray / Musée de la danse

Apparu au cours des années 1990, Boris Charmatz a pris une part active au renouveau de la danse contemporaine en France. Développant des projets à la singularité souvent radicale, il porte une recherche chorégraphique aussi vivante que stimulante, dans laquelle théorie et pratique inter­agissent en profondeur. Depuis le 1er janvier 2009, il dirige le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, qu’il a transformé en un Musée de la danse ouvert sur l’extérieur et l’expérimentation.

Le mandat de Boris Charmatz prendra fin le 31 décembre. À l’approche de cette échéance, il propose un dernier projet témoignant de l’action menée durant dix ans au sein de ce musée atypique. Présenté samedi 24 novembre à Rennes, en clôture du festival du Théâtre national de Bretagne (TNB), le projet s’intitule La Ruée et s’appuie sur L’Histoire mondiale de la France, imposant livre collectif coordonné par l’historien Patrick Boucheron, qui a remporté un grand succès et suscité un fort retentissement.

« Pour marquer la fin du Musée de la danse, nous aurions pu organiser une rétrospective ou reprogrammer une pièce emblématique mais, quitte à nous tourner vers le passé, nous avons préféré voir plus large et embrasser toute l’histoire de France, explique Boris Charmatz. Cela nous permet aussi de terminer avec un dernier projet expérimental, conçu comme étant l’exposition vivante d’un livre hors normes. L’Histoire mondiale de la France me passionne à la fois comme livre d’histoire et comme entreprise collective. Je trouve formidable que tant d’historien·ne·s confrontent leurs savoirs et leurs regards dans une finalité ­commune. »

Impulsé et mené par Boris Charmatz, le projet d’appropriation chorégraphique du livre s’est bien sûr concrétisé avec l’accord de Patrick Boucheron – lequel est par ailleurs chercheur et historien associé au TNB depuis 2017. « Je vois La Ruée comme l’un des heureux débordements de l’aventure éditoriale que constitue l’Histoire mondiale de la France, a déclaré Patrick Boucheron. Je n’ai aucune idée de ce que cela peut donner, mais j’ai hâte de le découvrir. En étant associé au TNB, je ne cherche pas de nouvelles scènes où je viendrais produire ce que je sais déjà, mais de nouvelles expériences où je viens éprouver ce que je ne sais pas encore. »

À l’instar du livre, La Ruée est une création collective. Déployée durant trois heures dans tout le TNB, en accès libre, elle mobilise une quarantaine d’interprètes, pour moitié des performeurs aguerris (Yves-Noël Genod, Fanny de Chaillé, Vera Mantero, Nadia Beugré, Bernardo Montet…) et pour moitié des élèves de l’école du TNB. Chaque participant s’approprie un chapitre du livre et le mémorise, l’interprète ou le commente à sa guise tout en se déplaçant dans l’espace à son rythme. Quant aux spectateurs, ils peuvent circuler d’un point d’intervention à l’autre ou, au contraire, choisir de se concentrer durablement sur tel interprète ou chapitre en particulier. Loin d’une lecture classique et statique, La Ruée – comme son nom le suggère – se veut ainsi une proposition très alerte, visant à maintenir l’esprit et le corps continûment en mouvement.

Au long de cette traversée agitée et distanciée de l’histoire de France, dates, données historiques et présences sensibles s’entrechoquent pour faire rejaillir tous les questionnements dont procède le livre, en particulier sur la manière dont on se (res)saisit de l’histoire et dont on (dé)construit la représentation collective d’une nation. « L’Histoire mondiale de la France ne propose pas une vision simpliste ou manichéenne de l’histoire mais invite à la reconsidérer via de multiples points de vue, observe Boris Charmatz. L’ensemble forme un récit foisonnant, poreux, perméable au monde – un récit dont la dimension politique apparaît très forte, notamment quant aux questions de l’identité et de l’Europe. Au-delà du contenu historique, La Ruée aspire à faire résonner la pensée politique du livre. »

Testé ici pour la première fois, le projet semble délibérément chaotique, avec une large part d’improvisation et de surprise. Si l’expérience se révèle probante, elle sera sans doute réitérée sous des formes à (re)définir. En l’état, dans sa version bêta, La Ruée permet déjà de mesurer comment la danse contemporaine peut s’inscrire dans l’histoire – et réciproquement.

« Au fil de mon parcours, j’ai pris conscience, petit à petit, que la danse est constituée de couches de temps, qu’elle ne se limite pas à l’expression de soi à un instant donné, explique Boris Charmatz. C’est particulièrement saillant dans l’improvisation. On essaie de faire quelque chose que l’on pense neuf, inventé sur le moment, mais qui s’avère en réalité complètement marqué par l’histoire au sens large : l’histoire personnelle, l’éducation, l’histoire collective… Danser n’implique pas seulement de faire des gestes et des mouvements, mais de comprendre comment ces gestes et mouvements se font. Cela équivaut à une forme d’archéologie, aussi importante que la pratique elle-même. »

À ces mots du chorégraphe font très précisément écho ceux de l’historien : « À mes yeux, la reconstitution de gestes ou de postures est très importante en matière de recherche historique. C’est une façon de réaliser l’histoire, de l’incarner, de la rendre sensible. En refaisant les gestes, on peut comprendre ce qu’ils signifient. Les archéologues ne procèdent pas autrement quand ils taillent des silex. On peut ainsi utiliser son propre corps comme lieu d’expérimentation historique. »

La Ruée, samedi 24 novembre, à partir de 19 heures, Festival du Théâtre national de Bretagne, Rennes, 02 99 31 12 31, www.t-n-b.fr

Spectacle vivant
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