Bloquer le capital

Le régime néolibéral est inique et illégitime, mais difficile à contester par la lutte syndicale de l’intérieur des entreprises. Le rapport de force y est trop déséquilibré.

Thomas Coutrot  • 19 décembre 2018 abonné·es
Bloquer le capital
© photo : MARTIN BERTRAND / HANS LUCAS

L e travail doit mieux payer » : ainsi Muriel Pénicaud, la ministre du Travail, justifie-t-elle le choix d’augmenter la prime d’activité pour les bas salaires et de rejeter toute revalorisation des minima sociaux, tandis qu’Emmanuel Macron annonce la poursuite des réformes (régressives) des allocations chômage et des retraites. Augmenter le Smic ? Vous n’y pensez pas, « ça détruit des emplois », a répété la ministre. Ce sont donc les contribuables qui paieront à la place des patrons.

Dans le régime néolibéral, le capital financier dispose d’un pouvoir structurel suffisant pour s’approprier les fruits de la (maigre) croissance et bloquer à la fois hausse des salaires et investissements dans la transition. Mais, pour que le système survive, il faut bien que la consommation augmente quand même : d’où l’injonction à l’endettement (surtout des classes moyennes) et les bulles de crédit. Et quand les pauvres se rebellent (émeutes raciales aux États-Unis, gilets jaunes chez nous…), on lâche du lest avec les primes d’activité et autres « impôts négatifs » qui permettent de continuer à sous-payer les travailleurs. Système inique et illégitime, mais difficile à contester par la lutte syndicale de l’intérieur des entreprises. Le rapport de force y est trop déséquilibré : travailleurs précarisés, travail pressuré, standardisé et étroitement contrôlé par les procédures, les objectifs, le reporting, le flicage numérique…

Les rapports de pouvoir n’ont jamais été harmonieux dans les entreprises capitalistes. Mais à l’autorité personnelle du patron, qui connaissait souvent le boulot, a succédé l’autorité impersonnelle des managers, eux-mêmes rouages d’une organisation bureaucratique du travail pilotée d’en haut par les actionnaires et la finance. Les détenteurs des capitaux (ou les donneurs d’ordres, pour les PME sous-traitantes) sont désormais le plus souvent anonymes et hors d’atteinte. Maltraités dans le travail, surnuméraires dans leur emploi, les salarié·e·s souffrent en silence. Même si la réforme des retraites de 2010 ou la loi travail de 2016 ont suscité un nombre important de grèves, rien de comparable avec Mai 68 ni même avec les années 1970, et pas grand-chose dans les PME, qui fournissent aujourd’hui de forts contingents de gilets jaunes.

À l’exception du CPE de 2006 – mouvement porté par la jeunesse, dont une réplique en 2019 n’est pas impossible –, ni les grèves ni les manifs n’ont jusqu’à présent véritablement enrayé le rouleau compresseur néolibéral. La conflictualité sociale se déplace alors vers l’espace public : occupation de places en centre-ville, blocage de carrefours en zone périurbaine. Déjà, en 2010, les blocages s’étaient multipliés, sans toutefois atteindre la puissance des gilets jaunes. Pour obtenir plus que les maigres concessions de Macron, deux stratégies complémentaires de lutte sont ouvertes. À court terme, mieux articuler les blocages et l’action sur les lieux de travail ; enrayer les flux tendus et desserrer l’étau de l’organisation du travail. À moyen terme, conquérir des positions institutionnelles (en Espagne, Podemos vient d’imposer une hausse de 22 % du salaire minimum). Le régime néolibéral déclinant se durcit de façon inquiétante, mais la société n’a pas dit son dernier mot.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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